jeudi 28 février 2008

EUTHANASIE DESHUMANISATION DE LA MORT ET FUITE DE L'ENGAGEMENT PERSONNEL FACE A LA MORT

INTERACTIVE INFORMATION SERVICES (IIS)

REPORT 274 – February 25, 2008

Editor: Marguerite A. Peeters - mpeeters@logosdynamics.com

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RE: EUTHANASIE, DESHUMANISATION DE LA MORT ET FUITE DE L’ENGAGEMENT PERSONNEL FACE A LA MORT

ENTRETIEN AVEC MONSEIGNEUR JACQUES SUAUDEAU, DE L’ACADEMIE PONTIFICALE POUR LA VIE

« Douleur », « souffrance » et « mort » font partie de ces réalités universellement humaines que la culture occidentale actuelle en cours de mondialisation cherche à dénier. L’euthanasie « fait la mort à la mort ». Elle exprime la tentative d’échapper à la lucidité nécessaire aux derniers moments de la vie pour vivre sa mort humainement - autrement dit, l’ultime fuite de l’engagement personnel. En ce sens, l’euthanasie est un phénomène postmoderne et se rattache à la civilisation « non-répressive » du rêve et de la virtualité déjà préconisée par Marcuse. L’éthique postmoderne et post-chrétienne prétend offrir à l’individu un accès universel à tous les « choix » possibles - et donc un « pouvoir » absolu sur sa destinée, mais elle favorise une fuite de l’engagement personnel à tous les moments de l’existence, et en particulier à son ultime moment, justement quand devrait s’effondrer le mythe de l’autorédemption de l’homme.

A l’occasion de la 14ème assemblée générale de l’Académie Pontificale pour la Vie (APV) qui se tient au Vatican ces 25 – 26 février sur les problèmes de fin de vie et d’accompagnement à la mort (« Auprès du malade incurable et du mourant : orientations éthiques et opératoires »), IIS a interviewé Monseigneur Jacques Suaudeau , lui demandant de rappeler l’enseignement de l’Eglise catholique sur l’euthanasie.

- Commençons par une définition : qu’est-ce que l’euthanasie ?

On parle beaucoup de l’euthanasie ces temps derniers. Et comme tous ces termes dont on parle beaucoup, on ne sait pas toujours très bien à quoi il se réfère. Ce mot a une histoire. Il a été forgé par Francis Bacon au 17ème siècle, qui a utilisé les deux paroles grecques « eu- » et « thanatos » pour désigner une « mort facile et douce ». Depuis lors, le mot bien sûr a pris une autre signification et s’est élargi. Si on essaye de donner une définition complète, on pourrait dire que par le terme d’euthanasie on entendrait « l’acte de supprimer délibérément la vie d’un malade incurable pour mettre fin à ses souffrances ; ou bien encore pour éviter la prolongation d’une vie pénible ; ou encore pour mettre fin à une vie estimée non digne d’une personne humaine, et tout cela pour un motif de pitié ». Moyennant quoi, cette définition a comporté quelques sous-définitions : des mots s’y sont rajoutés, compliquant ainsi les choses. Par exemple, on parle souvent d’euthanasie active ou passive, ou même d’euthanasie indirecte.

- Qu’entend-t-on par ces expressions ?

L’euthanasie active serait l’acte de donner directement la mort, par exemple par une injection létale. L’euthanasie passive serait l’acte de laisser le patient mourir en fonction de l’évolution de sa propre maladie. C’est une très mauvaise distinction, qu’il ne faut pas utiliser d’ailleurs. Car entre le fait de laisser une maladie à son cours en évitant de donner des soins jugés désormais inutiles ou même pénibles, et le fait de donner directement la mort, il y a un abîme.

- L’euthanasie se définit donc comme l’acte de donner la mort ?

Oui, et cet acte peut être direct (par exemple injection d’un produit intraveineux) ou indirect (par exemple arrêt de l’alimentation, ou arrêt du respirateur). Mais il est, dans les deux cas, animé d’une volonté de donner la mort. Le reste, ce n’est pas de l’euthanasie : le laisser mourir, où on laisse la personne mourir en paix sans la charger de traitements inutiles, n’est pas euthanasie.

- Et l’euthanasie indirecte ?

L’expression ne signifie rien : le moyen peut être plus ou moins direct. Ce qui compte, c’est l’intention. L’euthanasie est toujours active ; s’il y a des moyens plus ou moins directs, l’euthanasie se définit par une volonté de donner la mort : c’est un homicide.

- Qui est l’acteur de l’euthanasie : le patient ou le médecin ?

Dans l’euthanasie elle-même, l’acteur est en principe quelqu’un d’autre qui agit par motif de pitié. Plus récemment s’est adjoint la notion de suicide assisté. On distingue l’euthanasie du suicide, où c’est la personne elle-même qui met fin à ses jours. Mais il y a des cas où la personne ne peut pas mettre fin à ses jours, quel que soit son désir, parce qu’elle en est incapable mécaniquement : elle est paralysée, trop faible, ou elle n’a pas la drogue. Et alors elle va demander l’aide d’un tiers pour lui porter le moyen létal de se tuer. Quand on a introduit cette notion de suicide assisté, c’était la personne à qui on procurait un barbiturique qui prenait elle-même le barbiturique. Mais le concept s’est élargi aux cas où les gens vont à une maison où on les fera mourir. C’est leur volonté, mais pratiquement, la majeure partie du travail est faite par des tiers. Il s’agit donc là d’une certaine perversion du terme. Alors que l’euthanasie n’est permise vraiment qu’en Hollande et en Belgique, le suicide assisté se pratique aussi dans l’état d’Origon (USA) et en Suisse.

- L’euthanasie est-elle toujours appelée par son nom ? Ne parle-t-on pas aussi, par exemple, de « mort médicalement assistée » pour désigner la même réalité euthanasique ?

Il existe une constellation de termes plus ou moins abusifs pour « adoucir » le terme d’euthanasie. Les partisans de l’euthanasie n’aiment pas trop utiliser ce terme, marqué de toute une connotation. Ils utilisent facilement des euphémismes et un langage technique, par exemple « arrêt de nutrition par sonde » ou « arrêt d’une alimentation - hydratation » pour cacher une réalité euthanasique. Mais à partir du moment où on arrête de nourrir quelqu’un, il meurt, et c’est une euthanasie. On va encore parler d’« analgésie en fin de vie » pour désigner l’injection de produits qui sont effectivement analgésiques et anesthésiques, mais qui sont vraiment désignés à donner la mort. Et c’est en particulier le cas des personnes âgées en hôpitaux dont on termine le cours vital par une administration de barbiturique ou une perfusion ; et après on informe la famille : « votre grand père est mort cette nuit » ; c’est une euthanasie. Le pire des abus, c’est l’emploi du terme « soins palliatifs » pour désigner justement ces terminaisons accélérées de vie par injection. Dans certains cas, certains analgésiques destinés à supprimer la douleur peuvent déprimer le myocarde et entraîner la mort. Dans les soins palliatifs, il arrive qu’on prenne le prétexte de supprimer la douleur pour justifier l’euthanasie par produits analgésiques. Donc voilà un peu la myriade de ces termes qui servent à adoucir la pilule, pour ne pas employer le terme d’« euthanasie ».

- Et quand n’y a-t-il pas euthanasie ?

Il faut que ce soit bien clair. Car les gens se font avoir, lorsqu’on leur parle de compassion et de souffrances inutiles. Or, sans faire d’euthanasie, nous pouvons faire beaucoup de choses pour adoucir la dureté de la mort. N’est pas euthanasie le fait d’interrompre une réanimation en état, par exemple, de mort cérébrale, quand il n’y a aucune raison de continuer une réanimation : on sait très bien que la personne est morte. De même, on n’euthanasie pas quand on laisse mourir en paix une personne atteinte d’un cancer et qu’on ne va plus lui donner de chimio parce qu’il n’y a aucune raison – cela va peut-être prolonger un peu sa vie mais dans des souffrances. Et donc on la laisse tranquille, on la renvoie chez elle où elle pourra mourir dans sa famille. Ou encore, on n’euthanasie pas si on laisse mourir une personne en état végétatif prolongé, non pas en supprimant l’alimentation, mais simplement par exemple si une infection pulmonaire survient et qu’on ne fait pas de grands efforts pour lui donner des antibiotiques : la personne mourra, mais sa mort ne sera pas provoquée. Ou encore n’est pas euthanasie la non-réanimation d’un enfant très handicapé à la naissance, par exemple d’un encéphale, qui pourrait vivre quelques heures ou quelques jours.

- Nos contemporains ont-ils la conscience suffisamment bien formée pour distinguer la frontière entre ce qui est euthanasie et ce qui ne l’est pas, et savoir aussi discerner ce qui est acharnement thérapeutique ?

Justement, les gens ne sont pas accoutumés. A cause de cette notion de souffrance inutile et d’une certaine compassion, les gens ne voient pas que derrière les soins palliatifs se cache en réalité en fait une volonté délibérée d’euthanasie qui ne respecte pas le malade. Et l’acharnement thérapeutique a fait son œuvre dans l’imaginaire. C’est un terme très français d’ailleurs, car en anglais on parle d’un « excès de traitement ». L’acharnement thérapeutique évoque l’idée de ce médecin terrible qui veut à tout prix maintenir en vie son malade en le faisant souffrir… Mais aujourd’hui, les médecins évitent l’acharnement thérapeutique. C’est tout à fait par hasard qu’un malade qui doit mourir soit prolongé par erreur ou pour d’autres raisons. En général, les médecins ont bien appris leur leçon. Ils auraient plutôt tendance à l’autre pôle.

- Pouvez-vous brièvement nous rappeler l’histoire de l’euthanasie ?

L’histoire de l’euthanasie nous explique bien des choses. Il n’y a rien de nouveau. Ce n’est vraiment pas un progrès. L’euthanasie a toujours existé, depuis la haute antiquité, en particulier dans le paganisme : on quittait cette vie quand on estimait qu’elle n’était plus digne. Les romains étaient spécialistes de l’affaire. Quand ils avaient des problèmes politiques ou quand l’ennemi se rapprochait, ils estimaient que le moment était venu et on donnait la mort. C’était une pratique qu’on considérait comme bonne – une mort digne. Mais déjà dans l’antiquité, le parti opposé existait aussi. Par exemple, Hippocrate ou Pythagore estimaient lâche le fait de se donner la mort et de se soustraire à son sort humain. Cicéron prenait très au sérieux les affaires humaines ; il considérait que la providence nous avait mis dans telle ou telle position et il fallait accomplir ce trajet vital qui nous avait été fixé par les dieux. Dans le songe de Scipion, qui pensait se donner la mort, Cicéron a cette très belle phrase : « vous, toutes les personnes droites, vous devez conserver votre vie, vous ne devez pas en disposer sans le commandement de celui qui vous l’a donnée en sorte que vous ne paraissiez pas vous soustraire à l’office humain où Dieu vous a placé. » Déjà à cette époque donc, existait le point de vue qu’on ne pouvait pas fuir ses responsabilités. L’avènement du christianisme a tout changé, bien sûr, car il ouvrait une porte derrière ce désespoir de la mort et disait qu’au-delà de la mort il y avait la possibilité de la vraie vie, complète, de bonheur en Dieu, et que la mort en elle-même était un moment très important de la vie dans lequel on pouvait régler ses affaires et qu’il fallait affronter cette mort avec dignité et la confiance du chrétien. Avec l’abandon progressif de la pratique religieuse, le doute sur beaucoup de choses, la situation s’est de nouveau dégradée au 19ème siècle. Puis on arrive au nazisme. Avant guerre, l’eugénisme portait déjà avec lui les notions de la possibilité de l’avortement, d’éliminer les handicapés et ainsi de suite. Mais on n’en prenait pas bien conscience. Et le nazisme, en portant cet eugénisme à son pinacle, a montré le résultat, avec sa fameuse campagne de l’opération « Aktion T 4 euthanasia » qui visait à éliminer toutes les bouches inutiles. L’opération T 4 a fait, d’après les estimations, environ 200.000 victimes. Du coup, le mouvement en faveur de l’euthanasie, qui était assez virulent avant la deuxième guerre mondiale, s’est tu : on ne pouvait plus reprendre ce mot, avec l’étiquette nazie qui lui était attachée. Le mouvement pour l’avortement a pris la relève. La légalisation de l’avortement est passée d’abord. Quand on a commencé à voir que les actes des nazis étaient un peu oubliés, que l’aura négative de l’euthanasie commençait à s’estomper, que les nouvelles générations n’en avaient plus conscience, alors de nouveau le mouvement pour l’euthanasie a repris de l’activité.

- Il s’agit, dites-vous, d’un « mouvement » ?

C’est un mouvement international qui s’allie tout à fait avec le mouvement eugénique. Il a avancé par étapes. La première a été celle du « meurtre par pitié », par compassion. Car les mots ont changé : au début, on parle de « meurtre par pitié ». Cette étape se marque par une série de jugements dans lesquels des individus, qui avaient en général supprimé des enfants handicapés, ont été jugés et puis finalement relaxés : en Belgique en 1962, un cas a fait beaucoup parler de lui et a été suivi d’une dizaine de cas, en particulier en Italie et en France, de gens qui ont fait l’euthanasie pour des raisons de « compassion ». Puis vient la deuxième étape, celle de l’introduction de nouveaux mots et comme l’expression de « mourir avec dignité ». L’accent n’est plus mis sur l’altruisme, mais sur la « dignité » – un concept très vague. En 1974, trois prix nobels (Jacques Monod, Georges Thompson et Linus Pauling) signent un manifeste en faveur de l’euthanasie. Le manifeste dit : nous croyons dans la dignité de l’individu ; il faut que l’individu puisse être libre de décider de son sort. Et après la dignité, vient la troisième étape, celle où on est maintenant, celle du droit : j’ai le droit de me donner la mort ; choisir ma mort fait partie de ma liberté individuelle. Et pourquoi est-ce tout à fait actuel ? Parce que la culture actuelle de consommation ne « vend » que des vies jeunes, en bonne santé. Tout ce qui peut atteindre à cette image, les difficultés, la souffrance sont considérés comme négatif et à rejeter. Et la mort, en particulier, on ne veut plus en parler. La mort est cachée à l’hôpital. Tout obstacle à ma propre volonté devient insurmontable. On n’a plus la notion de la dignité de la personne humaine quand elle affronte des obstacles. Non ! Au contraire, tout va dans le sens de la facilité, de me faire un plaisir hédoniste. C’est très persuasif. Ce qui a été perdu, c’est le caractère sacré de la vie et le fait que l’homme, en luttant, est vraiment homme : il s’accomplit lui-même dans la lutte.

- L’absence de la mort de la culture occidentale actuelle est, de fait, frappante.

L’euthanasie est beaucoup plus admise aujourd’hui en Occident parce que la vision de la mort a changé. Philippe Ariès, dans son livre « L’Histoire de la Mort en Occident, du Moyen-Age à nos jours » explique cette lente évolution. On est parti de la mort intégrée, de la mort prise en charge, du travail de deuil en société tel qu’il se fait encore aujourd’hui en Afrique par exemple. La personne n’est pas seule à confronter la mort de la personne chère : sa famille la revit, les voisins vont prendre place, on va faire un bon repas et affronter ensemble cette mort et faire le travail de deuil. Au Moyen-Age, la mort était fréquente, elle survenait de tous les côtés, on mourait jeune et on savait qu’il fallait se préparer à la mort, qu’elle faisait partie de la vie. Cette familiarité avec la mort faisait qu’elle n’était plus crainte. Aujourd’hui au contraire, avec la prolongation de la vie, le fait est qu’on tend de plus en plus à la cacher... Même avant guerre, des cortèges funèbres parcouraient les rues. Aujourd’hui, la célébration se fait très souvent de façon intime au cimetière et de manière tout à fait cachée. La mort est devenue le non-dit, celle dont on ne peut pas dire le nom, l’innommable. Ce serait pratiquement un mot pornographique. L’antique interdit vient sur ce mot.

- Et on est souvent seul au moment de la mort aujourd’hui.

La famille s’est dégradée, ou réduite au niveau nucléaire ; elle existe plus ou moins ; on parle de familles recomposées. Très souvent, les personnes âgées qui n’ont pas eu d’enfants meurent seules à l’hôpital, dans le dénuement le plus total, et sans assistance spirituelle. C’est la déshumanisation de la mort, et c’est effectivement terrible. Autre élément : la culture du rationnel et de l’efficacité. On veut prévoir, tout dominer, tout manipuler, calculer, être maître de soi, alors que la mort, elle rit de nos calculs : elle est imprévisible, par définition. Et ce désir d’être maître s’accompagne d’une perte du sens de la dignité de la vie humaine. On le voit dans l’avortement, la manipulation des embryons, partout. La culture actuelle dénie que la mort ne nous appartient pas, qu’on ne peut même pas la définir, que la vie nous est donnée et que nous ne la fabriquons pas.

- Le phénomène de l’euthanasie est-il en train de s’accélérer et de se répandre ?

Oui, logiquement il ne peut que se diffuser toujours, tant que nous serons dans la culture néo-libérale, qui n’a pas l’air de vouloir s’interrompre. On perd de plus en plus contact avec le réel. Avant, les gens vivaient le plus souvent à la campagne, en contact avec la terre, les difficultés. Aujourd’hui on vit dans un monde plus ou moins fictif, où le computer a pris la place de la réalité. Les jeunes aujourd’hui, avec en plus les difficultés familiales, ne sont pas formés à la vie ; ils sont très fragiles et ils tentent de fuir dans un monde de rêve. Ces facteurs ne feront que renforcer cette tendance à la fuite : à la fuite devant la réalité qui est la mort, fuite qui se traduit par l’euthanasie.

- L’euthanasie n’est légale qu’en Belgique et en Hollande. Que se passe-t-il là où elle n’est pas légale ?

Elle est pratiquée partout en Occident, par exemple en France dans les hôpitaux, depuis très longtemps. Et c’est vrai, un abîme sépare la pratique et la reconnaissance légale. Le vol est pratiqué, le meurtre est pratiqué, l’euthanasie est pratiquée : ce ne sont pas développements nouveaux. Mais que l’euthanasie pratiquée par certains médecins devienne encadrée par la loi, on saute vraiment une étape ! Il faut bien se rendre compte qu’il existe un mouvement en faveur de l’euthanasie, un mouvement mondial assez bien organisé et qui est toujours sur la vigilance, recherchant le pays où une certaine fragilité permet d’attaquer.

- Qui fait partie de ce mouvement ?

Il porte différents noms selon les pays et comprend des médecins, des juristes connus... Mentionnons les grandes vedettes, tels le docteur Jack Kevorkian (« doctor death » aux USA) ou Philip Nitschke en Australie, fondateur de l’organisation Exit. Dans tous les pays, il existe des organisations et des sites Internet en faveur de l’euthanasie, sur lesquels on peut trouver des noms : les promoteurs de l’euthanasie ne se cachent pas.

- Le lobby pour l’euthanasie est-il organisé au niveau mondial, comme les autres lobbies ?

Les lobbies sont en relation les uns avec les autres. Mais disons que finalement, l’euthanasie est tellement portée par la culture que les lobbies n’ont qu’à accentuer ce qui est déjà présent. Comme l’avortement qui était porté par la culture, la politique des lobbies est toujours de prendre un cas limite difficile (il y en a toujours) pour généraliser. Le cas de Vincent Humbert en France, devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la route, qui a écrit au Président, est exemplaire à ce propos.

- Parlons de la géographie du phénomène de l’euthanasie : peut-on dire qu’il s’agit d’un phénomène occidental ? Ou est-il présent sur d’autres continents ?

Sous une forme différente, car dans certains pays non occidentaux il existe une tradition au suicide, comme au Japon. Mais ce qui inquiète le Japon aujourd’hui, c’est l’augmentation du nombre de suicides, en particulier chez les jeunes, qui traduit un aspect beaucoup plus moderne lié à la perte d’espoir. Quand la vie de l’homme est réellement menacée et quand les circonstances de la vie sont dures, les gens ne se suicident pas et ils ne pensent pas à l’euthanasie. Durant la guerre mondiale, le nombre de suicides a fortement diminué… A partir du moment où vous avez une menace sur votre vie, vous avez l’instinct vital, vous sentez ce qu’est la valeur de la vie et vous résistez. L’euthanasie naît dans des situations « douces », où les difficultés sont finalement inexistantes et où les gens ont perdu le sens de l’espérance et misent tout sur le matériel, sur le présent. Elle est liée à une certaine déshumanisation. Le mouvement se donne des allures philosophiques en parlant d’autonomie, mais justement il sort de la tradition philosophique, qui confronte ce qu’est l’homme, l’anthropologie. Le mouvement euthanasique refuse la réalité, la souffrance, la mort. Il fait la mort à la mort.

- La postmodernité se définit elle-même comme anti-philosophique.

Oui, il ne faut pas penser, surtout éviter de penser. Il ne faut pas nommer le nom « mort », bien sûr. Mais la personne humaine qui se trouve dans une situation difficile a besoin d’une aide. La réponse de l’Eglise catholique à l’euthanasie est de dire que la personne en fin de vie doit être aidée humainement.

- N’est-ce pas ce que proposent les soins palliatifs ? Mais vous sembliez dire qu’ils ont parfois été pris en otage.

L’initiative des soins palliatifs est excellente. Mais il faut quand même être conscient d’un danger, qui consiste à dire : on a organisé les soins palliatifs et donc on n’a plus à s’occuper de la personne mourante, car l’état la prend en charge. Non ! L’assistance au malade, au mourant, doit concerner tout le monde. On ne peut déléguer cette tâche à travers les soins palliatifs. Les soins palliatifs ne sont pas une panacée. La mort idéale, c’est en effet la mort chez soi, dans sa famille, avec l’accompagnement spirituel et humain correspondant. On peut souffrir, mais la souffrance est bien moindre quand vous avez vos enfants à côté de vous. Les soins palliatifs concernent justement les cas où il n’y a plus de famille, où les soins utilisés sont tels qu’il faut une hospitalisation. Mais le risque est encore de résoudre une question humaine par un aspect technique. Si dans les soins palliatifs, fait défaut une bonne organisation de l’assistance à la mort psychologiquement, les soins palliatifs deviennent des mouroirs. Le gouvernement français et les autorités en sont très conscientes ; on voit la nécessité de former les infirmières spécialement à l’accompagnement en fin de vie. Il faut dire que le modèle est anglosaxon. Depuis très longtemps, Cecilia Saunders qui nous a ouvert la voie, avec les hospices et le système profitait dans les pays anglosaxons du bénévolat, qui n’existe pas par exemple en France, où les bénévoles ne sont pas admis. Les bénévoles s’occupent des soins de corps, ce qui libère le personnel infirmier formé à cela de faire un véritable accompagnement du mourant : jusqu’à la mort, accompagner la vie.

- Et d’un point de vue spirituel, que peut-on dire sur l’importance des derniers instants de vie ?

La question est très juste. Pie XII a été très novateur. Il a souligné qu’il n’était pas du tout obligatoire de souffrir ses souffrances jusqu’au bout. C’est tout à fait bien pour le chrétien de vouloir faire face à sa souffrance sur l’exemple du Christ en communion avec la souffrance du monde et pour aider les autres, mais ce n’est pas obligatoire de parcourir ce chemin. De même le martyre n’est jamais obligatoire. On ne demande pas l’héroïsme aux gens. D’un autre côté, l’Eglise insiste sur la nécessité d’un certain moment de lucidité : qu’on laisse au mourant au moins une certaine conscience pour que le malade puisse vivre sa mort. Le travail à faire pour vivre sa mort humainement doit être respecté : faire face à sa mort, se préparer, régler ses dernières affaires, faire une réconciliation avec un enfant qui vient de loin, penser, méditer, voir cette mort, voir sa vie, et se préparer à cet au-delà. Il faut donc qu’on puisse ménager au malade des moments de non-douleur, de non-souffrance et de lucidité pour que le malade soit relativement libre et que ces derniers moments, il ne souffre plus. Quand vous souffrez, vous n’êtes pas libres : vous êtes sous la domination de la douleur et ne pouvez plus penser. Or la tendance aujourd’hui est de voler la mort aux personnes âgées en particulier, par la pratique d’analgésie terminale. On dit : la personne souffre, on va lui donner un petit produit pour calmer sa douleur. Mais on ne ménage plus la phase de lucidité et de conscience qui lui est nécessaire.

- L’euthanasie est un fruit de la culture mondiale de la « qualité de la vie », qui a tendance à rejeter douleur, souffrance et mort. Mais ce rejet est-il uniquement le résultat d’un processus de sécularisation qui s’oppose au mystère de la rédemption par la croix du Christ, ou pourrait-il être aussi une saine réaction contre le dolorisme d’une culture qui a longtemps été marquée par le jansénisme ? Quelle est la juste attitude face à la souffrance ?

Le jansénisme est quelque chose qui est bien passé aujourd’hui, mais on en revient toujours. C’est vrai que sous l’influence du protestantisme et du jansénisme, il y avait l’idée qu’il fallait souffrir pour expier ses péchés. C’est une déviation. La souffrance, les épreuves font partie de la vie ; en les endossant au nom du Seigneur, on peut non seulement soi-même un peu se réconcilier au travers de cette souffrance assumée avec le Seigneur mais surtout on peut indirectement au travers de la grâce donner un certain appui spirituel à d’autres personnes : c’est la communion des saints. La personne qui assume sa souffrance non pas pour le plaisir de souffrir mais dans cette vue de suivre les pas du Christ et dans la rédemption participée, fait une démarche tout à fait valable : non pas le désir de la souffrance pour la souffrance – la souffrance est un mal - mais un désir d’assumer cette souffrance pour une valeur plus haute, qui est celle de la rédemption du monde. L’Eglise est très prudente là-dessus. Il peut y avoir des excès, parfois une certaine pathologie psychiatrique assez curieuse, dans la recherche de la souffrance. Mais il existe parfois aussi certaines personnes qui se croient plus fortes qu’elles ne le sont. Elles vont refuser un analgésique et puis elles vont terriblement souffrir. Et du coup, elles peuvent même éventuellement demander l’euthanasie. Donc, ne pas se surestimer. Accepter les antalgiques qu’on vous donne, accepter le traitement. Et de toute façon, l’épreuve de la mort, vous l’aurez. Pas de dolorisme, pas de recherche de la souffrance pour la souffrance, vouloir vivre sa mort tout à fait.

- Dans le rapport médecin-patient, la décision d’euthanasie est-elle prise de manière « consensuelle » ?

Dans la pratique de l’euthanasie, dans les deux pays où l’euthanasie est acceptée, l’euthanasie, ou le suicide assisté plutôt, est pratiqué par le médecin. Là il y a toute une question du rapport médecin-patient. Dans des pays comme le Canada ou l’Espagne, le médecin doit se plier à la volonté du patient : on y reconnaît le caractère contraignant, par exemple, des directives anticipées. En France, on en reconnaît la valeur, mais relative, car on sait très bien que les gens changent d’avis : ce n’est pas ce qu’ils ont écrit un jour qui est valable le lendemain. Dans ces cas-là, le médecin devrait se transformer en exécutant. Pratiquement, le malade demande à mourir, et le médecin devrait aller chercher le barbiturique et le lui donner.

- Un contrat pervers donc ?

La relation entre le médecin et le malade devrait aller au-delà du contrat et être une relation de confiance réciproque, et une relation dans laquelle le médecin aussi pose ses conditions d’emblée, en tant que médecin. Le médecin ne peut pas donner la mort : c’est le serment d’Hippocrate. C’est bien pour cela qu’on veut aujourd’hui changer les choses. Le médecin est fait pour la vie. Il n’est pas obligé de maintenir la vie à tout prix, mais il ne peut pas donner la mort. Par exemple, il y a eu toute une discussion pour utiliser des médecins pour faire des injections létales dans les exécutions aux Etats-Unis. L’association des médecins s’est élevée contre cette pratique : le médecin ne peut pas participer à une exécution telle quelle. Il n’y a pas droit, du fait de sa vocation médicale. Il faut que les choses soient claires. Vis-à-vis de l’état, cela fait partie des objections de conscience. Justement de ce point de vue-là, les médecins ont bien signifié qu’ils ne peuvent pas donner la mort à cause même de leur vocation de médecin. D’ailleurs, la possibilité que les médecins donnent la mort, c’est très grave, car du coup, un doute terrible s’installe chez les gens et qui existe déjà chez certaines personnes âgées : je vais à l’hôpital, mais qu’est-ce qui va se passer à l’hôpital ? Est-ce que je peux vraiment avoir confiance dans les infirmières, dans les médecins ? Est-ce qu’on ne va pas mettre sans ma volonté quelque injection tranquillisante ? La rupture de la relation de confiance est terrible dans le domaine médical.

- Pouvez-vous donner une idée de la proportion de la pratique de l’euthanasie en Occident ?

Les chiffres sont très difficiles à joindre, parce que justement ce n’est pas comptabilisé. Dans les pays où l’euthanasie n’est pas permise, on ne le dit pas. Mais disons que si on regarde les chiffres hollandais, il s’agit de quelques milliers par année. Il semble que les chiffres réels dépassent les chiffres déclarés. Dans un pays comme la France, on pourrait peut-être arriver un chiffre comme 5.000, ou à la limite 10.000. Je ne pense pas que les chiffres dépassent cela. Car malgré tout, la plupart des gens meurent chez eux, dans des conditions normales, dans des évolutions de pathologies où il n’y a pas de raisons d’accélérer. L’euthanasie concerne certains patients et ne peut pas s’appliquer à tous : cela réduit obligatoirement le nombre de cas. L’avortement thérapeutique médical ne dépasse pas 1.500 en France, alors que l’avortement général, concernent 200.000 femmes par an. On aura ce même phénomène pour l’euthanasie. On aura un certain nombre, qui n’est pas négligeable, mais c’est quand même un nombre limité, car malgré tout, la plupart des médecins s’y refusent. En Hollande, on a quand même des difficultés à trouver des médecins qui la pratiquent.

FIN

lundi 18 février 2008

PHILOSOPHIE DU DROIT 5

Philosophie du droit3.bmp  Philosophie du droit6.bmp

CHAPITRE II: MICHEL VILLEY ET LA CRITIQUE DE LA PENSEE JURIDIQUE MODERNE

          Michel Villey a joué, en France, un rôle d'exception dans l'histoire contemporaine de la philosophie du droit: ainsi qu'il s'en explique lui-même en préfaçant une réédition d'un de ses cours les plus importants(1), il s'est agi pour ce juriste de restituer aux études juridiques "la dimension philosophique qui leur manque en France" pour faire apparaître, contre le positivisme triomphant, "la dépendance congénitale des sciences juridiques par rapport aux ontologies et représentations du monde inventées par des philosophes". Aussi n'est-il sans doute pas excessif de voir en M. Villey "l'initiateur de la philosophie du droit en France"(2): de fait, au moins au plan universitaire, il aura dépendu de lui que ce dialogue difficile et sans cesse menacé, entre philosophes et juristes,ne devienne pas tout à fait impossible. En ce sens, le présent chapitre, consacré à la libre discussion de l'oeuvre de Michel Villey, se doit entendre aussi comme un hommage à la mémoire de ce juriste dont toute la vie témoigne que le juriste fidèle à sa vocation est celui qui sait redécouvrir en lui un "besoin" de philosophie".

          Discuter l'oeuvre, c'est d'abord cerner le projet qui l'anime. Miche Villey a voulu que sa réflexion se présentât de part en part comme une "critique de la pensée juridique moderne", conformément au titre qu'il donna lui-même à l'un de ses recueils d'essais: laissant de côté provisoirement la question de savoir comment situer une telle démarche par rapport à l'antimodernisme d'un L. Strauss, nous souhaiterions tout d'abord examiner pour lui-même ce qui sous-tend cette approche critique de la modernité juridique, - soit: la conviction que l'histoire du droit est celle d'un déclin.

LE DECLIN DU DROIT: DROIT, MORALE, POLITIQUE

          Evoquant ce que beaucoup considèrent comme un progrès dans le devenir du droit, à savoir le surgissement du jusnaturalisme moderne, Villey n'hésite pas à y désigner "une régression de la science juridique"(3). Si le fait même de dénoncer une telle régression n'est assurément pas original vis-à-vis d'autres remises en question de l'idée moderne du droit, il a appartenu à Villey de décrire ce déclin en termes de perte d'autonomie: d'une part, au fil de son histoire, le droit a tendu à se confondre avec la morale; d'autre part, il s'est peu à peu laissé soumettre à la politique. La régression serait donc avant tout une dissolution de la spécificité du droit, et cela selon deux axes.

          L'annexion du droit à la morale est évidente, estime Villey, chez "la plupart de nos contemporains", qui "confondent le droit et la morale", au point que le discours juridique est tenu aujourd'hui pour un ensemble de règles prescriptives, impératives, déontiques, - "comme si le juriste avait prise immédiatement sur l'action des individus" et "tenait le rôle d'un directeur des conduites des justiciables"(4). Véritable "hérésie"(5), à la faveur de laquelle la science juridique, se transformant en science des comportements, oublierait sa question propre au profit de celle, morale, de la direction des existences individuelles. Un des plus clairs symptômes de cette hérésie serait d'ailleurs fourni par les législations récentes sur l'avortement, où le droit nouvellement édicté consiste explictement à s'effacer devant la morale et ses variations historiques.(6)

          La soumission à la politique viendrait compléter cette perte d'autonomie à la faveur du triomphe obtenu, en matière de théorie du droit, par le positivisme juridique. Le positivisme, en retirant toute dimension scientifique à l'idée de justice, ne conçoit plus le droit comme une activité ayant pour fin de dire le juste, éventuellement contre les lois instituées,(7) mais réduit le travail du juriste à l'étude des lois positives émanant de l'autorité politique: ainsi le juriste doit-il désormais être "neutre"(8) vis-à-vis de cette autorité, qu'elle soit nazie, libérale ou révolutionnaire. Comment, dans ces conditions, ne pas interpréter cette neutralisation du droit comme l'indice de son déclin? Parallèlement, si le droit se borne à gérer les lois positives émanant du politique(9), la philosophie  du droit ne saurait pour sa part consister qu'en une étude des règles juridiques existantes et de leurs transformations selon l'évolution des sociétés. La soumission du droit à la politique s'accompagnerait ainsi d'une grave résorption de la philosophie du droit dans les sciences sociales, prenant aujourd'hui la forme du sociologisme juridique: que "les sciences des faits (soient) entrées dans la place du droit", n'est-ce pas l'indice même que l'idée de droit, dans sa distinction d'avec le fait, se trouve profondément menacée voire oubliée?

          Nous le constatons aisément en lisant ces lignes: toute la tentative de Michel Villey s'inscrit pleinement dans le cadre(comme celui de la philosophie du droit) d'une interrogation sur les conditions de possibilité (pensabilité) du concept du droit (dans son irréductibilité  au fait).: la discussion de la tentative, si elle doit intervenir, ne pourra donc porter que sur la manière dont cette interrogation aura été menée à bien, et non pas du tout sur l'exigence qui l'anime et qui participe d'une représentation de la philosophie du droit dont nous avons nous-mêmes tenté de justifier la pertinence.

          Concernant le développement d'une telle interrogation, la démarche adoptée par Michel Villey ne saurait à vrai dire, surprendre: si la spécificité du droit, dans son annexion à la morale et sa soumission à la politique, se trouve avoir été oubliée, il s'agit, pour faire appel de ce déclin et surmonter l'oubli, de ressourcer notre pensée du droit là où les mécanismes de dissolution ne s'étaient point encore mis en place. Geste que nous avions rencontré chez Strauss, et qui, chez Michel Villey aussi, va conduire à une réévaluation du droit naturel classique, dont seule la progressive décomposition par la modernité aurait permis la double régression que nous venons d'analyser: fidèle à son fil conducteur, c'est toutefois à partir de la question de l'autonomie du droit que Michel Villey entreprend son retour à Aristote(10).

LE RETOUR A ARISTOTE

          La conception classique du droit, inaugurée par Aristote, prolongée par le droit romain et par Saint Thomas, se laisserait caractériser, à suivre Villey, par quatre traits principaux:

          1) Une vision claire et distincte des rapports entre politique, morale et droit, par opposition à la confusion aujourd'hui régnante.

          2) Un droit fondé dans une vision du monde pour laquelle il existe un ordre rationnel inscrit dans la nature des choses, où la raison humaine a seulement à le découvrir.

          3) Une définition du droit comme science du partage, et non comme établissement de règles de conduite.

          4) Une détermination rigoureuse de la méthode du droit: si le juste est inscrit dans la "nature des choses", la démarche des juristes consistera dans l'observation des choses et dans la discussion raisonnable pour définir ce qui, en fonction de cette "nature des choses" revient à chacun. En cela, selon Villey, la dialectique est la méthode propre du droit.

LE DROIT SUBJECTIF EN QUESTION

         A lire Michel Villey, nous vivons aujourd'hui une crise de la doctrine des sources du droit, qu'il faudrait imputer à la philosophie moderne, surtout kantienne de la justice. Car si l'on enseigne désormais comme allant de soi que les sources du droit sont la loi et la jurisprudence, n'est-ce pas dans la mesure où l'on s'est fermé à cette vérité centrale de la philosophie classique que la nature est la véritable source du juste?

          Certes le kantisme a constitué un événement capital dans l'histoire du droit. Cette philosophie a exprimé mieux que toute autre l'essence même de la modernité juridique, un événement capital, mais aussi un événement catastrophique pour qui consière que la science du droit a les yeux tournés vers les choses et que l'authentique langage juridique est essentiellement objectif.

QUELQUES RESERVES CEPENDANT A LA PENSEE DE MICHEL VILLEY

          1) Le droit subjectif implique-t-il le triomphe de l'individualisme et à travers ce trimphe, une négation du droit comme l'instance qui, en attribuant à chacun ce qui lui revient dans le tout social, impose des limites au déploiement de l'individualité?

          2) Est-il envisageable de renoncer pleinement à ce que l'idée de droit subjectif avait exprimé?

A suivre....

 

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1)VILLEY(Michel).- La formation de la pensée juridique moderne, (Paris, PUF/Leviathan 2006), p. 50

2) CHANTEUR(J).- Michel Villey, un philosophe juriste, in Droit, nature, histoire. Michel Villey, Philosophe du droit, IVè Colloque de l'Association française de Philosophie du Droit. (Aix-en Provence, 1985), p. 13

3) VILLEY (Michel).- Le droit et les droits de l'homme (Paris, PUF, 1983), p. 22

4)VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), I, p. 76.

5) VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), I, p. 103

6) VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), I, p. 153.

7) VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), I, p. 52.

8) VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), I, p. 194

9) VILLEY(Michel).- Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit(Paris, Dalloz 2001), II, p. 174.

10) VILLEY (Michel).- Archives de philosophie du droit, 1961, p. 27.

dimanche 17 février 2008

LA PHILOSOPHIE DU DROIT3

LES DROITS DE L'HOMME SANS LE SUJET

INTRODUCTION

          Pour tenter d'accorder la conception du droit et certaines des convictions les plus enracinées de la philosophie contemporaine, il était à vrai dire une voie moins coûteuse que celle qui consiste à reconstruire une philosophie du droit dégagée de l'horizon des droits de l'homme si l'on veut en effet tenir pour acquise cette condamnation multiforme de l'idée de sujet qu'ont pratiquée, sur la lancée de Nietzsche, de Freud ou de Heidegger, les philosophes français, - dit autrement: si l'on pense que la modernité, axée sur le paradigme du sujet, est désormais close et qu'aujourd'hui la réflexion sur le droit, pour être créatrice, se doit inscrire sous le signe de la post-modernité, nous pouvons éprouver la tentation d'un pari audacieux, mais prometteur: faire la démonstration que l'idée des droits de l'homme et les valeurs que cette idée induit ne sont pas intrinsèquement solidaires de la philosophie moderne du sujet et qu'une fois cette philosophie dépassée, cette idée et ces valeurs peuvent donc continuer d'orienter notre expérience juridique. Auquel cas point ne serait besoin de remettre en cause, au prix de cruels déchirements,, ce qui reste visiblement une composante déterminante de notre représentation du droit: bine plutôt s'agirait-il d'apercevoir que, pour assumer cette référence aux droits de l'homme inscrite au coeur de la revalorisation contemporaine du droit, pour préserver véritablement les valeurs que cette référence proclame, il conviendrait d'échapper enfin à ces philosophies de la subjectivité en lesquelles les droits de l'homme, loin d'être voués à trouver là leur enracinement théorique, n'auraient pas même, en fait, obtenu la fondation qu'ils méritaient.

          Un tel pari peut-il être tenu? Non seulement se joue ici, sur un point particulièrement crucial, la possibilité d'adopter, en philosophie du droit, la deuxième des trois options aujourd'hui offertes: séparer la thématique des droits de l'homme de ses présupposés tenus pour philosophiquement embarassants, - en l'occurence la philosophie du sujet. Mais ce qui est ainsi en cause, c'est plus généralement, à partir de l'exemple fourni par la conception moderne de l'homme comme sujet, la relation susceptible d'être entretenue désormais par la philosophie du droit avec les principaux archétypes intellectuels de la modernité: faut-il, pour repenser le droit, voire pour repenser les droits de l'homme, échapper résolument à ces archétypes, procéder pour ainsi dire à un évitement global de la modernité, et si telle devait être la perspective, quelles formes pourrait prendre ce post-modernisme ou cet anti-modernisme?

LES DROITS DE L'HOMME ET LA PHILOSOPHIE DU SUJET

          Examinant brièvement ce que présuppose l'idée des droits de l'homme, nous avions retenu comme une évidence que l'homme des droits de l'homme semblait s'identifier comme ce que la philosophie des Modernes, au moins depuis Descartes, a thématisé sous l'idée de sujet. Il faut entendre par sujet, l'être qui a pour destination de fonder lui-même ses représentations et ses actions, donc d'en apparaître comme l'auteur. Blandine Barret-Kriegel, parmi d'autres, mais ici avec un effort d'argumentation qui permet la discussion, conteste cette évidence en récusant que les Déclarations des droits de l'homme de la fin du XVIIè siècle ait "partie liée avec la philosophie de la conscience et la théorie du sujet", avec une "subjectivation de la pensée juridique" qi aurait incliné à "sertir le droit dans l'ego cogito"(1) Manière originale de gérer l'héritage de Michel Foucault et la pensée 68: on s'épargne ici la peine de soutenir qu' "il n'est nul besoin de se réclamer de l'homme pour résister", mais on sacrifie néanmoins à la logique de l'anti-humanisme contemporain en défendant la thèse d'une possible indépendance des droits de l'homme vis-à-vis d'une conception humaniste de l'homme comme sujet. Nous entendons l'humanisme au sens heideggeriano-foucaldien du terme, comme la détermination d'une pensée de l'homme faisant de lui un sujet conscient et responsable.

          Il s'agit ici d'une manièe originale de penser les droits de l'homme, sous la forme d'une conception anti-humaniste voire anti-subjectiviste de ces droits: nous parviendrons ainsi à mener à bien cette singulière prouesse de faire tenir ensemble, explicitement, la proclamation de la mort de l'homme et la reconnaissance des droits de l'homme comme horizon indépassable de notre pensée du droit. L'ambition du projet, ainsi que l'importance prise, dans le débat contemporain par les choix qui le sous-tendent sont telles que la discussion de ces thèses ne saurait être raisonnablement esquivée.

          Essayons d'abord de restituer l'argumentation avant la discussion. Parce que le droit naturel classique, chez Platon ou Aristote, était solidaire de la conception d'un ordre finalisé du monde que l'effondrement galiléen des cosmologies antiques est venu ruiner, les Modernes se sont trouvés confrontés à la tâche de fonder la consistance de leur droit ailleurs que dans l'observation de la nature hiérarchisée(2). A partir de cette constatation juste, mais banale, Blandine Barret-Kriegel émet une hypothèse plus déconcertante: alors qu' "on tient couramment que la réponse de l'école du droit de la nature et des gens a été de transférer tout uniment le droit naturel dans la nature humaine", et que la seule solution imaginée par les Modernes se serait trouvée dans le "subjectivisme juridique", dans une fondation du droit naturel de l'homme sur l'ego cogito qui fait de notre nature(3), cette démarche (où l'on reconnaît la marque de l'humanisme et des philosophies du sujet) n'aurait été qu'une des voies suivies par les pensées modernes du droit, et à vrai dire, comme on va le comprendre, une voie peu satisfaisante:

          "C'est pourquoi, malgré la confusion très largement entretenue entre le subjectivisme juridique, les droits de l'homme et l'école du droit naturel, nous voudrions suggérer une distinction. Il nous paraît que loin de former un ensemble homogène, l'école du droit naturel est divisée"(4)

          L'explicitation  de l'hypothèse ainsi énoncée suppose deux mises au point:

          1) A quels choix correspond la voie subjectiviste et pourquoi n'est-elle pas satisfaisante?

          2) Quelle autre voie s'offrait aux Modernes, qu'ils ont parfois suivie, avec plus de succès, et que nous pourrions réemprunter aujourd'hui, avertis des écueils et des illusions inhérents aux philosophies du sujet?

          Éclaircissons nos embrouilles:

          1) Sur ce premier point, que, chez les Modernes, la solution du problème posé, concernant la fondation du droit, par l'effondrement des cosmologies antiques ait pu être obtenue dans le cadre d'une théorie du sujet, Blandine Barret-Kriegel ne le nie évidemment pas: c'est même là ce qu'elle présente comme l'héritage du cartésianisme. Parce que Descartes sépare radicalement l'univers en deux parties distinctes, celle de la res extensa(la nature comme l'ensemble des choses matérielles) et celle de la res cogitans(le monde de la pensée, résidant dans l'être humain), la nature devient elle-même muette, vide de tout sens et de toute valeur, simple objet inerte offert à la raison et à la volonté du sujet qui entend s'en rendre "comme maître et possesseur"(5). En vertu de ce dualisme, le cartésianisme inaugure chez les Modernes le style de pensée qui va être le plus rebelle à une perspective qu'avaient au contraire cultivée les Anciens: celle d'une fondation du droit sur la reconnaissance qu'il existe une "loi naturelle où s'accordent en jumeaux, jouent, se regardent et se règlent l'homme et le monde"(6). Comment, dans ces conditions, ne pas voir dans l'ordre de la nature humaine (comme raison) la seule nature d'où se puisse tirer l'idée d'un "droit naturel" capable de fonder et de réguler le droit positif? "Désormais la validité du droit dépend de la valeur rationnelle reconnue par la conscience humaine": c'est à partir du sujet et pour lui que le droit naturel se trouve déterminé(7).

          2) Sur le deuxième point, en suivant une autre voie que celle du subjectivisme, par exemple chez Locke ou Spinoza, la philosophie moderne du droit aurait en réalité réussi à continuer d'enraciner le droit naturel de l'homme dans cette idée de loi naturelle dont le dualisme cartésien interdisait de penser encore la fécondité.

          Nous avons compris la leçon: bien loin qu'il faille se réclamer du sujet pour donner aux valeurs des droits de l'homme leur plus profonde portée, ce serait lorsqu'elle s'opère au nom de la vie et de la loi naturelle dont la conservation et la reproduction de la vie est un des aspects, que la référence aux droits de l'homme trouverait l'enracinement philosophique qu'elle exige.

LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET LE DEBAT SUR LA MODERNITE

          La spécificité de la philosophie du droit c'est de s'interroger sur les conditions de possibilité du fait juridique. Elle gagnerait aussi à inclure une démarche négative, un moment de réflexion sur les conditions d'impossibilité du droit. En effet depuis Strauss, on s'est accoutumé à repérer deux configurations intellectuelles dans le cadre desquelles la notion même de droit serait menacée de perdre toute consistance, - l'historicisme et le positivisme: deux négations du droit, communiquant l'une avec l'autre.

          Si l'historicisme désigne la réduction du droit à l'histoire, l'historicisation absolue du droit, le positivisme signifie en effet le refus de toute norme méta-positive incarnant le juste en soi, la récusation de toute idée d'un droit naturel, dont la prétendue universalité n'exprimerait en réalité qu'une expérience juridique historiquement ou culturellement particulière.

          Mais aujourd'hui, la philosophie du droit se trouve tenue d'inscrire à son programme la tâche d'un double évitement: évitement de l'hsitoricisme, évitement du positivisme. L'alternative: faut-il ou non, pour éviter ces négations théoriques du droit, rejeter en bloc, l'univers intellectuel où elles sont apparues et se sont pleinement déployées? Si l'historicisme et le positivisme sont des configurations intellectuelles de la modernité, alors est-ce que la modernité conduit à nier théoriquement le droit? En ce cas faut-il continuer de séparer philosophie du droit et philosophie du sujet? Or la modernité pour Hegel et Heidegger se définissant culturellement par l'irruption de l'humanisme et philosophiquement par l'émergence de la subjectivité comme principe, faut-il ou non estimer qu'une philosophie du droit soucieuse aujourd'hui d'éviter l'obstacle historiciste-positiviste se doit construire résolument en dehors de toute référence à une quelconque idée de sujet, - auquel cas l'évitement recherché serait avant tout à concevoir comme un évitement de la subjectivité?

          Faut-il identifier l'évitement de l'historicisme et du positivisme à un évitement global de la modernité? La réflexion contemporaine du droit a été profondément marquée par une certaine appréhension philosophique de l'essence du moderne. incitant à concevoir ces négations du droit comme des suites de la valorisation de l'homme en tant que sujet. Ce diagnostique se justifie de deux points de vue:

          1) Le premier point est le rapport entre l'hsitoricisme et la modernité. En effet, l'histoire est une invention récente. L'historicisme apparaît aussi solidaire d'une interprétation de la réalité du réel dans laquelle il est possible de voir un virage décisif négocié par la philosophie moderne comme philosophie du sujet. L'hégélianisme, par exemple, en installant l'histoire du monde comme tribunal du monde, a constitué l'un des moments-clefs de la négation du droit au nom de l'histoire. Il est aussi le couronnement des philosophies modernes du sujet, le comble de la métaphysique de la subjectivité. Alors, l'évitement de la dissolution historiciste du droit passe par une critique radicale de la modernité et de la subjectivité.

          2) Le second point concerne le lien entre le positivisme et la modernité. Ici le positivisme peut être considéré comme une philosophie du sujet. Ici cette doctrine affirme qu'il ne saurait y avoir sur l'idéal du droit, sur le juste en soi, sur les questions de valeur, de discours qui puisse prétendre à la vérité, du moins au même type de vérité que le discours sur les faits, sur la positivité. Ce positivisme culmine en la philosophie de Nietzsche.

          Dans ce cas, la philosophie contemporaine du droit est-elle vouée à être antimoderne? Faut-il revenir aux Anciens, en concevant une philosophie du droit visant à dégager les conditions de possibilité du juridique? A notre humble avis, il existe une autre voie qui pourrait s'envisager par référence à une position philosophique qui, pour critique qu'elle soit à l'égard des errances de la spéculation moderne, reste cependant sur le terrain même de la modernité, sur le terrain d'une philosophie de la subjectivité où l'objectivité, tant théorique (le Vrai) que pratique (le Bien ou le Juste), ne se définissent que pour et par le sujet, par exemple chez Léo Strauss et chez John Rawls.

          Faut-il conclure cette partie: il y a deux positions en présence, l'antimodernisme juridique et la relation critique aux valeurs juridiques de la modernité. Le choix de l'une ou l'autre voie divise la philosophie du droit contemporaine. Dans l'une ou l'utre perspective, négativement (comment éviter de penser le droit à partir du sujet?) ou positivement (comment concevoir l'homme en tant que sujet de droit?), la question du sujet est, en tout état de cause, au centre de la réflexion.

Rév. Père AKE Patrice

Docteur en Philosophie

Maître-Assistant à l'UFR-SHS de l'Université de Cocody et à l'UCAO-UUA

pakejean@hotmail.com

 

 

         

         

         

 

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1)BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 50.

2) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 39 sq.

3) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 49.

4) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 60.

5) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 52.

6) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 53.

7) BARRET-KRIEGEL(Blandine).- Les droits de l'homme et le droit naturel (Paris, PUF/Quadrige 1989), p. 54.

PHILOSOPHIE DU DROIT4

LES DECONSTRUCTIONS ANTIMODERNES DE LA PHILOSOPHIE MODERNE DU DROIT

PREMIERE PARTIE : DECOMPOSITIONS DU SUJET DE DROIT

CHAPITRE PREMIER: L'ANTIMODERNISME JURIDIQUE DE LEO STRAUSS

          "La philosophie du XVIIIè siècle était une doctrine du droit naturel. Elle en était une interprétation particulière, spécifiquement moderne. L'historicisme est l'aboutissement de la crise du droit naturel et de la philosophie politique moderne."(1). Ces lignes concentrent en elles l'esprit de la recherche menée, pendant plus de quarante ans, par Léo Strauss: la modernité s'y réduit à "la marche inexorable et homogène d'une fatalité"(2) où se serait accomplie, par rupture avec le droit naturel classique, une véritable négation du droit, dont témoignerait tout particulièrement l'historicisme caractéristique de la philosophie politique des Modernes. En ce sens, le projet philosophique de Strauss se laisse assimiler à une tentative pour restaurer la philosophie politique antique (celle de Platon, mais surtout celle d'Aristote) et (puisque, nous allons le voir, Strauss identifie la philosophie politique à une interrogation sur le droit naturel) l'idée du droit naturel dont elle est solidaire, - cela contre la tendance globale qui, depuis Machiavel, conduirait inéluctablement à dissoudre le droit.

LES NEGATIONS DU DROIT: HISTORICISME ET POSITIVISME

          Pour Strauss, la philosophie politique se définit essentiellement comme une enquête sur la nature et les conditions de réalisations du meilleur régime, enquête qui ne saurait avoir de sens que par référence à deux présupposés.

          1) Le premier présupposé est une interrogation sur cet ordre politique juste et bon. Il requiert en premier lieu une option dualiste, posant qu'il existe un décalage entre le réel et l'idéal, entre l'être de la cité et son devoir-être, permettant de juger la réalité en la comparant à un étalon.

          2) Le second présupposé est qu'une enquête sur l'ordre juste requiert qu'il soit possible de discuter raisonnablement de la nature du meilleur régime et de parvenir sur le juste (sur le droit naturel) à une opiniion susceptible de prétendre légitimement à l'objectivité.

          La démarche straussienne semble très proche des conditions de pensabilité du droit, - à savoir une irréductibilité du droit à l'ordre des faits et la possibilité de soustraire l'ordre du droit à l'ordre des faits et la possibilité de soustraire l'ordre du droit au relativisme.

          Les deux formes principales de négations de la philosophie politique et du droit méritent d'être redéfinies ici:

          1) L'historicisme, qui tient que ce qui est bon n'est autre que ce qui est historiquement validé ou consacré et donc, faisant de l'histoire du monde le tribunal du monde, nie tout décalage entre la réalité positive et l'idéal;

          2) Le positivisme, qui, au sens où l'entend Strauss, nie qu'il soit possible de parvenir à une certitude ou même à une opinion vraisemblable sur un sujet éthique, juridique ou politique, - ce dans la mesure où les différents systèmes de valeurs seraient rationnellement équivalents, et correspondraient en fait à des choix purement arbitraires.

          Mais en quoi les Modernes, selon Strauss ont mis en péril l'idée même de droit. Il nous faut pour le montrer dégager les grandes lignes de la conception classique(aristotélicienne) du droit naturel, ensuite montrer l'oubli du droit naturel chez Machiavel jusqu'à Rousseau.

L'EXPERIENCE GRECQUE DU DROIT NATUREL

          Rappelons les trois caractéristiques fondamentales de l'âge d'or du droit naturel dans la pensée grecque:

          1) La nature contre la tradition: souvent attribuée aux cultures modernes et rattachée à leur affirmation de l'individualité humaine comme valeur suprême, la rupture avec l'univers de la tradition serait en réalité inaugurée par l'installation grecque de la nature en tant que mesure du juste. Ainsi:

          "A l'origine, l'autorité s'enracinait dans la tradition ancestrale. La découverte de la notion de nature ruine le prestiqge de cette tradition ancestrale. La philosophie abandonne ce qui est ancestral pour ce qui est bon, pour ce qui est bon en soi, pour ce qui est bon par nature(...) La philosophie abandonne la tradition ancestrale pour ce qui est plus ancien qu'elle. La nature est l'ancêtre de tous les ancêtres, la mère de toutes les mères; la nature est antérieure à toute tradition et par suite plus vénérable que toute tradition (...) En ruinant l'autorité de la tradition ancestrale, la philosophie recoannaît que la nature est l'autorité suprême. Il serait plus exact de dire toutefois que, ce faisant, la philosophie reconnaît en la nature l'étalon."(3)

          Pour Strauss, le naturalisme des Anciens, en rupture avec la tradition, se dessine comme une alternative à l'humanisme des Modernes.. Cette référence à la nature, lorsqu'elle se substitue à l'autorité de la tradition, crée pour l'homme une possibilité de transcender le réel, de dépasser la positivité, pour s'interroger sur le meilleur. "Condition nécessaire (...) de l'apparition de la notion de droit naturel"(4), le recours à la nature comme norme présente bien évidemment, pour Strauss, un précieux avantage sur la normativité moderne de la raison: celui d'instituer comme étalon, non pas une dimension du sujet, comme dans le jusnaturalisme moderne où le droit sera conçu en termes de "droit subjectif" mais quelque chose de substantiel et d'objectif, donc de consistant(5). Encore faut-il, pour cette référence à la nature permette vraiment de penser un droit, que l'idée de nature définisse un devoir-être opposable à l'être, - autrement dit: une la nature soit conçue comme une fin.

          2) La nature comme fin: c'est en effet la conception téléologique de la nature qui permet à la pensée grecque de gérer la distinction du réel et de l'idéal d'une façon susceptible de lui épargner les risques supposés inhérents de la version moderne de cette distinction. Pour les Classiques, selon Luc Ferry, "tous les êtres naturels ont une fin naturelle, une destinée naturelle qui détermine quelles sont les opérations qui sont bonnes pour eux" dans la mesure où cette destination est inscrite dans le réel lui-même (et non pas au-delà de lui), elle s'accomplit "naturellement", sauf si le réel est dévié de son mouvement naturel; en ce sens, la distance entre l'être et sa destination "est, si l'on ose dire, suffisamment réduite pour que ces deux termes ne soient pas coupés l'un de l'autre d'une façon si radicale que leur coïncidence s'avèrerait impossible"(6)

          3) Le droit naturel sans l'histoire: de fait, c'est là un thème sur lequel, Strauss met fortement l'accent, à savoir que la philosophie classique ne ménagerait nulle place à une philosophie de l'histoire(7). La réalisation du meilleur régime, donc de la cité juste (= la réalisation politique du droit), ne se trouverait nulle part confiée, chez les Grecs, à une nécessité de l'histoire, mais serait bien davantage, conçue en termes de chance, - comme on le voit par exemple chez Platon, où l'accomplissement du juste politique dépend de la rencontre imprévisible, et même improbable, entre le pouvoir et la philosophie.(8) Entre le désespoir (qui, suscité par l'écartèlement du réel et de l'idéal, génère à son tour le positivisme, comme repli sur le seul droit existant) et la certitude (qui présuppose la délégation historiciste de la réalisation du droit à une logique immanente de l'histoire): telle serait, dans sa sage subtilité, l'attitude propre aux Classiques vis-à-vis du problème de la réalisation du droit naturel. L'intérêt de Strauss pour une attitude, dont il trouve la meilleure incarnation chez Aristote(9) s'explique aisément: penser la réalisation du droit en termes de chance, et non en termes de nécessité historique, c'est exclure d'emblée ce qui sera la tentation des Modernes, celle de réduire la politique à une technique.

LA MODERNITE COMME OUBLI DU DROIT

          "Le changement fondamental que nous tentons de décrire se manifeste dans la substitution des droits de l'homme à la loi naturelle: la loi qui prescrit des devoirs a été remplacée par des droits, et l'homme a remplacé la nature. Les droits de l'homme sont l'équivalent moral de l'Ego cogitans. L'ego cogitans s'est entièrement émancipé de la tutelle de la nature, et finalement, il refuse d'obéir à toute loi qu'il n'ait engendrée en totalité, ou de se dévouer à toute valeur dont il ne soit certain d'être le créateur."(10)

          A partir de la modernité nous sommes passés d'un droit naturel fondé dans une loi qui est celle-là même de l'ordre du monde et prescrit à chacun ce qu'il doit être, à un droit naturel fondé dans la nature de l'homme imposant à toute réalité sa loi. Autrement dit, d'un naturalisme juridique à un humanisme juridique. L'antimodernisme d'un Léo-Strauss constitue l'une des figures possibles de cet anti-humanisme, le leitmotiv de la réflexion contemporaine sur le droit.

          En revanche, la thèse de Strauss sur le déclin moderne du droit naturel est particulièrement paradoxale vis-à-vis des philosophes de la deuxième vague de la modernité, inaugurée par Rousseau. Concernant la première vague, impulsée par Machiavel, on peut en effet comprendre le rôle que lui fait jouer la lecture straussienne(11): moderne, Machiavel n'a plus accepté d'abandonner à la chance la réalisation de l'idéal;(12) premier exploitant d'un modèle qui préfigue la théorie hégélienne de la ruse de la raison, c'est à la passion, à l'égoïsme des hommes qu'il confie la tâche de faire advenir ce qui doit être, - s'acquittant ainsi d'un premier abaissement de l'idéeal, puisque c'est désormais l'être (la passion) qui engendre le devoir-être. Ainsi le bien (la justice, le droit) se réalise-t-il par son contraire (la méchanceté).

          Quant à Rousseau, Strauss apprécie la volonté générale de deux façons:

          1) Loin d'être un simple rêve, la volonté générale serait pour Rousseau une réalité, - Strauss interprétant en effet, de manière déconcertante, la volonté générale comme la résultante des volontés particulières, comme le produit mécanique d'un rapport de forces entre les volontés particulières, ouvrant sur un compromis entre intérêts qu'elles défendent:(13) si le Contrat social met en place une philosophie du droit qui a la structure d'une théorie de la ruse de la raison juridique, où la volonté générale se dégage nécessairement du heurt des volontés particulières, une continuité, d'ores et déjà, s'amorce entre la réalité des égoïsmes et l'idéal de leur sursomption juridique.

          2) La jonction entre la réalité et l'idéal (entre le fait et le droit) - jonction qui, assurément, aurait alors le sens d'une véritable négation du droit - se trouverait pleinement garantie par cette autre caractéristique de la volonté générale rousseauiste, savoir qu'elle "ne peut errer". en tant que volonté générale, elle est nécessairement parfaite, donc nécessairement conforme à l'idéal.

          Pour clore, avec Strauss, l'instruction du procès de la modernité, il faudrait suivre l'autre fil conducteur de sa critique des philosophies modernes du droit, à savoir celui du positivisme.

          1) Aux yeux de Strauss le positivisme ne fait que confirmer, à travers les avatars de la tradition néokantienne, la légitimité qu'il y a, malgré quelques apparences, à inscrire le kantisme dans la logique de la dissolution moderne du droit.

          2) Le positivisme apparaît en outre avoir pour fondement ultime le même événement que l'historicisme, à savoir l'installation de la subjectivité comme principe absolu de tout ce qui est et doit être.

            Quelques réserves cependant à propos de la doctrine straussienne:

          1) La condamnation homogène de la modernité, comme négation du droit impose un ressourcement à une pensée classique du droit dont, Strauss souligne lui-même qu'elle est solidaire de la conception grecque du monde comme cosmos finalisé: si l'on convient que, depuis l'apparition galiléenne du monde comme univers infini, cette conception n'a plus de sens, l'idée antique du droit conserve-telle encore une consistance?

          2) L'idée antique du droit est-elle compatible aujourd'hui avec notre représentation de la liberté?

          3) Cette représentation grecque appartient à un champ culturel auquel il s'agit d'échapper.

          4) Mais notre représentation moderne  de la liberté n'est pas la seule possible. L'idée même de la liberté n'est pas indispensable pour penser le droit. Deux conceptions invitent à tenir pour douteuse une telle conception du droit:

          a). qu'en est-il du concept de droit sans l'idée de liberté? On sait que les animaux, les choses n'ont pas de libertés, ni de droit au sens strict. Mais nous devons quand même leur appliquer une notion de droit qui n'intervient en toute rigueur qu'à la limite de deux ou plusieurs libertés.

          b). il est impossible de séparer le concept de droit et celui de la liberté.

Rév. Père AKE Patrice Jean

 

    

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1) STRAUSS(Léo).- Droit naturel et histoire, traduit de l'anglais par M. Nathan et E. de Dampierre, (Paris, Plon 1954), p. 2

2) Edmond(M.-P), article consacré à L. Strauss, De la tyrannie, in Dictionnaire des oeuvres politiques, dirigé par françois Châtelet, O. Duhamel, E. Pisier, (Paris, PUF, 2è édition 1989), p. 1016.

3) STRAUSS(Léo).- Droit naturel et histoire, traduit de l'anglais par M. Nathan et E. de Dampierre, (Paris, Plon 1954), p. 108.

4) STRAUSS(Léo).- Droit naturel et histoire, traduit de l'anglais par M. Nathan et E. de Dampierre, (Paris, Plon 1954), p. 109.

5) STRAUSS (Léo).- What is political philosophy? and other stories (Chicago, University of Chicago Press édition 1988) p. 24

6) FERRY (Luc).- Le droit: la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes (Philosophie politique, I (Paris, PUF 1984), p. 74

7) STRAUSS (Léo).- What is political philosophy? and other stories (Chicago, University of Chicago Press édition 1988) p. 55

8) STRAUSS (Léo).- What is political philosophy? and other stories (Chicago, University of Chicago Press édition 1988) p. 33

9) STRAUSS(Léo).- La cité et l''homme  , (Paris, biblio/essais, le livre de poche 2005) p. 161.

10) STRAUSS(Léo).- La cité et l''homme  , (Paris, biblio/essais, le livre de poche 2005)  p. 62.

11) FERRY (Luc).- Le droit: la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes (Philosophie politique, I (Paris, PUF 1984), p. 53ss

12) STRAUSS(Léo).- Droit naturel et histoire, traduit de l'anglais par M. Nathan et E. de Dampierre, (Paris, Plon 1954), p. 84.

13) FERRY (Luc).- Le droit: la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes (Philosophie politique, I (Paris, PUF 1984), p. 70.

samedi 16 février 2008

LA PHILOSOPHIE DU DROIT1

INTRODUCTION

Dans son sens le plus général, la philosophie consiste en la prétention de connaître et d’enseigner la vérité sur les choses. Elle veut savoir ce qu’est tout être en réalité et en vérité. Pour Olof Gigon, « n’est donc pas philosophique l’opinion des hommes qui se contentent d’impressions superficielles, qui effleurent à peine les problèmes les plus difficiles et demeurent dans un étonnement naïf devant les phénomènes les plus bénins[1]. » Ainsi la tâche essentielle de la philosophie est de pénétrer à travers la complexité des choses auxquelles on croit sans les avoir vues pour découvrir derrière elles la réalité. Cette réalité, en ce qui nous concerne ici, s’appelle le droit. En clair nous nous intéresserons à la philosophie du droit. S’agit-il ici en tant que philosophe d’exposer une philosophie de droit des philosophes ? Nous savons que les juristes aussi ont une philosophie du droit qui viendrait alors fragmenter le savoir qui est un. A côté de cela, nous distinguons aussi plusieurs traditions, allemandes et françaises, anglo-saxonnes qui s’ignorent, alors que l’heure est au dialogue.

LA PHILOSOPHIE DU DROIT : NAISSANCE ET DESTIN D’UNE NOTION

Pour comprendre une notion aussi importante que celle de philosophie du droit, nous devons faire au préalable une brève archéologie de la notion. L’expression « philosophie du droit » qui désigne un certain type de réflexion juridique, s’est imposée tardivement. C’est seulement au début du XIXè siècle que l’usage est devenu courant en Allemagne avec Hegel qui a publié en 1821 ses Principes de la philosophie du droit où il énonce que « la science philosophique du droit a pour objet l’Idée du droit, c’est-à-dire le concept du droit et sa réalisation[2]. » Cet ouvrage, aux dires des commentateurs comme Philippe Soual, « est un livre fameux. C’est un des plus lus et commentés de l’auteur, parce que c’est un grand livre, qui reprend toute l’histoire de la pensée politique, et parce qu’il porte sur des questions majeures et familières, comme la liberté, le droit, la société ou l’Etat. Il a suscité de nombreuses polémiques, des refus ou des essais de le dépasser[3]… » Fichte, lorsqu’il publia en 1796-1797, son Fondement du droit naturel ne connut pas le même succès. Il utilise, certes, le terme de philosophie du droit, mais sans nul privilège par rapport aux autres expressions tenues par lui pour équivalentes comme « science du droit » ou « théorie du droit ». Kant aussi a préféré d’autres expressions comme « doctrine du droit » ou « métaphysique du droit ». Avant Kant et Fichte, nous pouvons citer Pufendorf, Burlamaqui ou Wolff qui ont utilisé des expressions caractéristiques comme « théorie du droit naturel », « principes du droit naturel » ou « science du droit naturel ». Doit-on accorder à Hegel une origine de l’expression « philosophie du droit » ? Nous ne le pensons pas mais nous relevons chez lui, un tournant dans l’usage de cette expression qui va s’opposer au jusnaturalisme. En ce début du XIXè siècle, chez Hegel notamment l’habitude s’est imposée de nommer « philosophie du droit », « une réflexion qui ne se bornerait plus à spéculer sur l’idéal abstrait du juste, mais aborderait les problèmes liés à la réalité historique, positive, des phénomènes juridiques, à la condition néanmoins de ne pas se confondre pour autant avec la simple jurisprudence ou science du droit positif[4]. »

Si nous nous référons à une enquête publiée en 1962 par les Archives de philosophie du droit dans un numéro intitulé : « Qu’est-ce que la philosophie du droit ? », nous retenons cette mise au point de Georges Kalinowski : « Le terme philosophie du droit, apparu au début du XIXè siècle ou à la fin du XVIIIè (très probablement en Allemagne) est actuellement adopté en principe par ceux qui admettent un droit naturel reconnu à la lumière d’une métaphysique, tandis que le terme ‘théorie du droit’, répandu, entre autres, par Petrazycki et la Revue internationale de la théorie du droit, a la préférence de ceux qui, sous l’influence du kantisme, du positivisme ou du marxisme, restent hostiles à la métaphysique et au droit naturel[5]. »

En laissant de côté l’influence du kantisme, nous pouvons noter qu’une tendance s’est révélée, au cours de ce siècle, pour la définition de la philosophie du droit, du côté des juristes : celle qui consiste à identifier philosophie du droit et théorie du droit naturel, et à opposer à « cette philosophie du droit supposée être essentiellement celle des philosophes (incorrigibles métaphysiciens) une philosophie du droit des juristes qui, sous l’intitulé de ‘théorie du droit’, prendrait pour objet les problèmes généraux du droit, abstraction faite d’une quelconque référence à un droit naturel[6]. » Ainsi Hans Kelsen, un éminent philosophe du droit de notre siècle, lorsqu’il nomme son ouvrage majeur paru en 1934, ne l’intitule pas « philosophie du droit » mais plutôt Théorie pure du droit. Cet auteur veut rompre avec cette métaphysique de la doctrine du droit naturel pour pouvoir déterminer le droit juste et par là même un étalon de la valeur du droit positif. Le problème du droit juste ou de la justice a de la valeur, pense cet auteur. Mais cela peut donner lieu à de simples prises de position subjectives. Pourtant si nous voulons réfléchir d’une façon plus générale et de façon scientifique sur ce problème, il faut mettre entre parenthèses ce genre d’interrogation. Cela amène Kelsen à faire cette distinction entre philosophie du droit et théorie du droit en ces termes : « Je crois que la philosophie du droit et la théorie générale du droit ont également leur raison d’être. La philosophie du droit cherche à répondre à la question de savoir quelles règles le droit doit adopter ou établir, en d’autres termes son sujet spécifique est le problème de la justice. Etant donné que la justice est un postulat de la morale, la philosophie du droit constitue une branche de la philosophie morale, ou éthique. Sa méthode est la méthode même de cette discipline. Tout au contraire, la théorie générale du droit a pour objet le droit tel qu’il est en fait, effectivement, c’est-à-dire le droit positif, tant national qu’international. Son objectif consiste à analyser la structure du droit positif et à fixer les notions fondamentales de la connaissance de ce droit[7]. » Kelsen, malgré son apparente ouverture déclare la guerre à la philosophie du droit qui est dévalorisée par rapport à la théorie générale du droit, parée de prestige du point de vue scientifique. Ses disciples s’engagèrent eux-aussi dans cette voie. Par exemple, Henri Lévy-Bruhl, ce sociologue juridique, déclare que la philosophie du droit est poussiéreuse et périmée. Quant à Chaïm Perelman, cet inventeur d’une nouvelle rhétorique, il admet qu’il existe parmi les juristes professionnels, une méfiance instinctive à l’égard de la philosophie du droit. Alors pourquoi une telle méfiance et de tels conflits entre juristes et philosophes, à propos de la philosophie du droit ?

Le débat tourne autour de la relation entre la philosophie du droit et l’idée du droit naturel. Alain Renaut et Lukas Sosoe pensent que le débat tourne autour de trois questions : la première, « pourquoi est-ce sous la forme d’une théorie du droit naturel que, de fait, la philosophie a si longtemps réfléchi le phénomène juridique[8] ? » La seconde, « pourquoi ce type d’approche du droit s’est-il sensiblement dévalué, ce en des vagues multiples qui, pour le moins, se situeraient au début du XIXè siècle (à l’époque de l’hégélianisme) et au fil du XXè siècle[9] ? » Enfin, la troisième, « ce recul du droit naturel a-t-il fait surgir, pour la philosophie du droit, la possibilité d’adopter désormais d’autres visages, ou au contraire la philosophie du droit s’en trouve-t-elle menacée dans son existence même, - au point de devoir envisager, comme certains (contre Kelsen et ses disciples) l’ont explicitement prôné, une renaissance du droit naturel[10] ? » Ces questions peuvent se résumer en une seule : y a-t-il une philosophie du droit qui puisse faire l’économie, aujourd’hui, de l’idée du droit naturel ? autrement dit, peut-on concevoir, en philosophie du droit, un usage et un statut de l’idée de droit naturel qui ne tomberaient pas sous le coup des critiques qu’a connues cette idée au moins depuis le début du XIXè siècle et, plus récemment, dans l’horizon du positivisme juridique ?

La réponse que nous donnerons à ces questions nous permettra de bien éclaircir ce débat entre juristes et philosophes. C’est en tant que philosophe que nous voulons entrer dans ce débat. Cette réactivation du droit naturel n’est pas sans relation avec la question du fait juridique lui-même. Le fait juridique lui-même n’est-il pas aussi un problème philosophique ? Tel sera notre seconde préoccupation.

LE FAIT JURIDIQUE ET LE PHILOSOPHE

En ce XXIè siècle, les études de droit connaissent une renaissance extraordinaire : les pratiques émancipatrices ou revendicatrices, dominées par les tensions sociales et politiques sur toute la planète montrent que le droit a de longs jours devant lui. Le droit, qui était, dans les années 80, décrié par les marxistes, comme une pure mystification destinée à garantir et à recouvrir les réalités de domination et de l’exploitation, a aujourd’hui droit de cité. Nous passons rapidement sur ces représentants de la pensée de Mai 68 comme Foucault, Deleuze et Bourdieu. La pensée de Foucault selon laquelle, « la loi est la guerre elle-même, et la stratégie de cette guerre en acte » nous est en contradiction avec son ancêtre Héraclite, pour qui « le peuple doit se battre en faveur de la loi comme s’il s’agissait du rempart de la cité[11]. » Cet anti-juridisme nous le retrouvons chez Bourdieu qui affirme que la position globale du champ juridique se trouve dans le champ du pouvoir. Les politiques de cette époque ont toujours considéré le droit comme un instrument mystificateur de la lutte des classes.

Au XXIè siècle, cependant, nous constatons une réhabilitation du droit. Les bouleversements obtenus en Europe de l’Est ont montré comment le droit résistait victorieusement aux systèmes qui avaient voulu le nier. Les droits de l’homme sont devenus de véritables droits politiques. Un consensus s’est fait partout autour de la valeur du droit, devenu la référence juridique liée consubstantiellement à l’univers démocratique.

Les associations comme Amnesty International, la Charte 77 et les interventions humanitaires de groupements de médecins, lorsqu’ils interpellent les politiques, c’est toujours à travers des principes juridiques. Peu à peu le droit finit par se désenclaver du système politique pour devenir une sphère autonome. Face à un tel retour multiforme du droit, nous sommes en droit de nous en demander les raisons. La démocratie fait de sérieuses avancées de par le monde, d’une part. D’autre part, la jeunesse est habitée d’idéaux individualistes et démocratiques, incompatibles avec les autoritarismes. Cette jeunesse va reconnaître cette fonction sociale de la loi et du droit. Elle s’accorde sur la nécessité d’imposer des limites au libre déploiement de ses individualités. Mais la jeunesse elle-même est le reflet de cette leucémisation de la société qui se traduit par un désengagement des problèmes de la cité. Les goûts et les couleurs étant si divers et si partagés, la société toute entière tend vers une impasse et une crise relationnelle sans pareilles.

En rupture totale avec le poids des traditions, l’individualisme moderne érode la société contemporaine par ses choix libres, par sa trop grande propension à une liberté problématique. L’individu se trouve ainsi obligé de s’inventer chaque jour de nouvelles règles et de nouvelles normes. N’est-ce pas ce mal-vivre qui oblige à un besoin plus accru de droit ? Jusqu’où l’individu peut-il et doit-il aller ?

Par exemple dans le domaine de la bioéthique, les scientifiques et les médecins, du fait d’un accroissement considérable des possibilités en opérations génétiques, se demandent s’il faut interrompre en douceur la vie d’un nouveau-né anormal ou bien confier l’embryon à une mère porteuse qui peut être elle-même la mère ou la sœur de la mère biologique, ou encore négocier la location d’un ventre maternel. Le même problème peut se poser pour les cas d’euthanasie : quelles limites faut-il franchir ou respecter quand l’expérimentation devient manipulation ? Qu’est-ce le droit dans nos sociétés modernes, sinon, comme le disent si bien Alain Renaut et Lukas Sosoe, « l’instrument d’une limitation de l’individualisme, d’une limitation imposée, sous la forme d’une loi, à l’exercice d’une liberté individuelle en vue de la rendre compatible avec la liberté d’autrui[12] ? » En effet, pensent-ils, le droit moderne rend possible la liberté en fixant des limites, acceptées comme telles, à l’usage infini des libertés. En l’absence de repères hérités du passé, la liberté fait preuve à chaque instant de ses possibilités infinies de déploiement.

Les deux facteurs principaux du retour du droit, comme terme ou valeur de référence aujourd’hui se trouvent dans l’effondrement du marxisme, principal ingrédient idéologique de l’antijuridisme et dans les difficultés internes à la dynamique de l’individualisme contemporain, faisant surgir un besoin de droit comme autolimitation de chaque liberté à la condition de la liberté d’autrui. La philosophie ne peut alors qu’entrer en action à présent pour évaluer l’action juridique comme un fait : ainsi une réflexion philosophique sur le droit s’avère nécessaire. Mais en quoi ce retour au droit impose-t-il de convoquer une réflexion ? En quoi cette réflexion se doit-elle d’être de caractère philosophique, et en quel sens précis de la philosophie ?

La réponse tient à la manière dont la revalorisation du droit, pour être un fait, n’en constitue pas moins, un problème. Le droit, nous le savons, a une fonction critique et l’expérience juridique ne peut se concevoir sans cette fonction critique, sans la perspective d’un appel au droit vis-à-vis du fait et même, le plus souvent contre lui. C’est contre l’injustice des régimes de partis uniques, qu’est né en Afrique, à partir des années 90, une vague de mouvement réclamant la démocratie. Nos pays ont retrouvé dans le droit, l’instrument de leur critique et de leur combat. C’est aussi contre les abus et les contradictions qui caractérisent, quant à l’usage des libertés, les sociétés individualistes que nous appelons désormais à une détermination juridique des limites à respecter, où la fonction critique du droit s’accomplirait d’ailleurs dans les deux sens de la critique : à la fois comme une mise en question (des abus) et comme une délimitation (des possibles). De cette fonction critique inhérente au droit résulte d’emblée une interrogation dont Renaut et Sosoe voudraient montrer qu’elle s’adresse électivement à la philosophie : « Comment penser cette fonction critique et quelles en sont les conditions de possibilité ? En d’autres termes : que faut-il supposer, à l’égard du droit et de sa relation au fait, donc quant au mode d’être du droit (pour ainsi dire : quant à son statut ontologique) pour qu’il puisse effectivement remplir cette fonction[13] ? »

Une telle demande s’impose aujourd’hui avec autant d’évidence car jamais sans doute le droit ne fut davantage menacé de ne pouvoir réfléchir sa fonction critique et de ne plus apercevoir les moyens de la préserver. Si ce jugement parait sévère, c’est sans doute à cause de la domination du positivisme chez les juristes d’une part et d’autre part à cause de l’historicisme chez les philosophes. Le courant kelsien, en l’occurrence, a amputé le droit de sa dimension critique, tandis que sur le plan philosophique, il y a eu la culture de l’historicisation de toutes les catégories de pensée une dissolution de l’universel. Ces deux courants (le kelsien et l’historicisation) affirment qu’aucun principe juridique ne peut plus se penser à l’universel. Dans ce double contexte, nous voulons nous interroger sur les conditions intellectuelles de possibilité d’un droit irréductible au fait, c’est-à-dire d’un droit conforme à son essence. Mais en quoi ce besoin est-il un besoin de philosophie ? Ou encore, en quel sens de la philosophie cette demande s’adresse-t-elle ? Que doit-il en être de la philosophie pour qu’une philosophie du droit s’entende au sens d’une recherche des conditions de possibilité du juridique comme tel ?

Ainsi entendue, la philosophie du droit est philosophique en un sens très spécifique de la philosophie, la philosophie critique que Kant décrit dans la Critique de la faculté de juger, avec cette précision digne du physicien : « Nous procédons avec un concept de façon simplement critique, lorsque, sans entreprendre de décider quelque chose sur son objet, nous le considérons seulement en relation à notre faculté de connaître, et par conséquent aux conditions subjectives nécessaires pour le penser[14]. »

La démarche philosophique, comprise de façon critique, est celle qui recherche ce que le concept présuppose de notre part, pour être pensé selon le sens qui est le sien. Une telle investigation, appliquée au droit, ferait de la philosophie critique du droit, une discipline qui, laissant les diverses sciences juridiques travailler sur l’objet du concept de droit, interrogerait le concept même de droit en direction des conditions sans lesquelles il ne saurait être pensé dans sa distinction constitutives d’avec le fait. Cette présentation de la philosophie du droit peut paraître restrictive mais elle se révèle comme la condition indispensable d’une délimitation des compétences qui soit acceptable par les juristes comme par les philosophes.

Sur l’objet du concept de droit, le philosophe, revenu des illusions du savoir absolu, n’a pas plus de légitimité à s’exprimer que sur l’objet des sciences de la nature. Aucun philosophe contemporain ne peut se lancer dans la construction d’un système de droit déduisant sub specie aeterni, à partir de principes posés comme intangibles, l’ensemble des moments constitutifs d’n ordre juridique. Cela suscitera l’ironie des juristes car le philosophe n’a pas les compétences requises pour tenir un discours sur l’objet du concept de droit.

En revanche l’interrogation sur les réquisits du concept du droit relève de la tâche propre du philosophe. Cette interrogation incluse aussi une démarche négative qui consiste dans la recherche des conditions d’impossibilité du droit, les négations du droit. Ces négations majeures se résument dans l’historicisme et le positivisme. Mais à part cela, le droit a des exigences que la pensée contemporaine ne saurait nier.

LES EXIGENCES DU DROIT ET LA PENSEE CONTEMPORAINE

Depuis une dizaine d’années, le droit a été revalorisé à travers les droits de l’homme et cela ne surprend personne. Le contexte de la lutte contre le totalitarisme l’explique en partie. D’un autre côté, l’effondrement du marxisme et sa critique du droit ont joué en valeur d’une réhabilitation du droit. Il fallait que les minorités dénoncent le droit établi pour être reconnues. Elles ont ainsi retrouvé dans le juridique une valeur universelle. En dénonçant le droit positif, c’est-à-dire en critiquant les lois injustes, elles ont développé une autre idée du droit que celle du droit établi. C’est précisément cette autre idée du droit qu’avait tenté de cerner la tradition jusnaturaliste dont les déclarations des droits de l’homme de la fin du XVIIIè siècle furent le point d’aboutissement. Relevant d’une déclaration (Déclaration de 1789) et non d’une institution, les droits naturels de l’homme en tant que tel, y apparaissent seulement consacrés ou authentifiés par l’Etat (mais non créés par lui), selon un geste déclaratoire supposé simplement expliciter des droits qui, en soi, ont toujours déjà existé et qui, par conséquent, sont censés définir autant de valeurs extra-étatiques ou supra-étatiques. Il était donc logique que de nos jours, le mouvement anti-totalitaire de revalorisation politique du droit allât s’alimenter électivement à une telle dimension du droit susceptible par définition de se laisser représenter comme extérieure à l’Etat, comme ne trouvant pas en lui sa source. S’il devait y avoir retour au droit, dans un premier temps, cela devait être sous la forme d’une réévaluation des droits naturels de l’homme. Mais cela ne va pas sans poser quelques problèmes.

D’abord, il faut, pour soutenir cet humanisme juridique, une philosophie du néo-jusnaturalisme pratique, qui soit une recherche des conditions de possibilité d’un fait. En effet, la thématique des droits de l’homme fait resurgir une idée du droit naturel dont l’histoire du droit naturel semble avoir enregistré du côté des juristes, la décomposition. La référence aux droits naturels de l’homme, disqualifiée aussi naguère encore retrouvait également une place importante dans le vécu même des sociétés démocratiques. La problématique des limites qui est au centre du besoin du droit que crée, dans ces sociétés, la radicalisation contemporaine de l’individualisme, requiert en effet qu’il y ait une référence aux principes dont seule la prise en compte permettrait de définir les conditions d’une coexistence des libertés compatible avec le respect de la dignité humaine.

De nos jours, le monde unidimensionnel n’a qu’une seule idée en tête, l’idée des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. En bioéthique, il est question du droit de chacun au respect de son corps, un droit subjectif primordial. Ce droit est-il un droit sans lequel l’être humain puisse s’affirmer proprement comme un sujet, capable d’être la source de ses représentations et de ses actes ? Ou bien l’être humain est-il un objet (une chose tout au plus) ? Ainsi la question du droit naturel de l’homme n’est pas encore réglée. Elle est même le fil conducteur de cette philosophie du droit.

La référence constante aux droits de l’homme risque de nos jours de devenir un simple slogan si l’on n’y prend garde. Mais que présuppose cette idée même des droits de l’homme ? Primo, elle présuppose tout d’abord une valorisation de l’homme comme tel, tenu pour terme de référence et pour valeur suprême. Dans toute sa généralité, cette valorisation définit, depuis l’irruption de la modernité, l’humanisme.

Secondo, si l’on cherche à expliciter cet humanisme et à lui donner un contenu, on aperçoit que cet humanisme juridique présuppose une certaine idée de l’homme, de son essence ou de sa destination. L’homme des droits de l’homme est un être humain conscient et responsable, auteur de ses pensées et de ses actes, conscient et volontaire. Ainsi la liberté d’opinion par exemple est un droit de l’homme car par la négation de ce droit on lui interdit d’être l’auteur de ses pensées. Toutefois, la liberté consiste elle aussi à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Et sans cette liberté, nul ne peut être véritablement l’auteur de ses actes. En outre l’homme des droits de l’homme est un sujet, c’est-à-dire, un être dont la capacité consiste à pouvoir être le fondement de ses représentations et de ses actions.

Tertio, les droits de l’homme doivent transcender le contexte de leur émergence pour pouvoir être communes aux divers groupes d’une société ou de diverses sociétés. Certes, les Déclarations des droits de l’homme ont une histoire. Leur formulation a pu correspondre à des intérêts déterminés, socialement situables. Mais pour que ces valeurs ainsi proclamées puissent être opposées à tout Etat, il faut que leur portée ne soit pas limitée par les conditions historiques de cette proclamation. Ainsi ces valeurs peuvent avoir une dimension universelle. Le droit positif peut sembler changeant, historique, relatif, les droits de l’homme sont métahistoriques. Mais au regard des philosophies du soupçon (Freud, Nietzsche, Feuerbach, Heidegger…), cet humanisme des droits de l’homme est encore combattu au profit d’un antihumanisme. La notion même de sujet est contestée. L’historicisme prend le pas sur toute pensée. Il en vient donc trois attitudes possibles :

La première veut sacrifier les droits de l’homme à l’esprit du temps en condamnant ce néo-jusnaturalisme comme un expédient provisoire et en appelant à la reconstruction d’une autre idée du droit. Il s’agit de penser le droit sans les droits de l’homme. La seconde souhaite séparer la thématique des droits de l’homme de ses présupposés comme l’idée de subjectivité et celle de l’universalisme. Il s’agit de penser les droits de l’homme sans le sujet et sans l’universel.

Pour nous résumer dans cette introduction, nous nous approprions cette pensée de Simone Goyard-Fabre qui affirme que « la philosophie du droit se présente à nous sous le signe de la difficulté: si elle possède de nombreux quartiers de noblesse puisque son histoire commence avec la sophistique et se trouve jalonnée, depuis Platon, par les plus illustres noms de la philosophie, elle révèle cependant aujourd'hui - surtout en France et malgré de louables efforts, mais aussi dans les pays où elle est actuellement développée -, une indéniable insuffisance. La rencontre de sa pérennité et de sa paucité, qui peut surprendre, n'est pas fortuite[15]. » Et elle ajoute : « Elle tient d'abord à la complexité intrinsèque) de son objet: il est malaisé de saisir l'intelligibilité du concept du droit qu'une connotation multivalente permet d'appliquer à des réalités fort différentes les unes des autres[16] »

De par son étymologie, le terme droit qui nous intéresse ici (c'est-à-dire je ne parle pas de l'adjectif) vient du latin jus, juris qui signifie équité, justice, ce qui appartient justement à quelqu'un, ou au sens figuré ce qu'il peut moralement exiger. Il signifie aussi le pouvoir (fondé sur le droit) donc en général, le pouvoir, la faculté, la permission. En outre le droit, c'est l'ensemble des lois écrites ou non écrites, la législation. Le droit c'est aussi l'imposition (de douane, d'octroi), le salaire. En grec, droit renvoie à justice (τό δίκαιος), à pouvoir (έξουσία) et à législation (νόμοι). De plus, Goyard Fabre enseigne : « Le terme droit, lors même qu'on l'assortit d'un adjectif - droit naturel, droit positif, droit objectif… - prend des résonnances multiples. La rencontre de la pérennité et de la paucité de la philosophie du droit tient ensuite à la démarche qui lui est propre et qui ne saurait se confondre ni avec celle de la science du droit, ni avec celle de l'épistémologie juridique, ni même avec celle d'une théorie générale du droit. A la différence de ces diverses branches de la connaissance du droit qui possèdent un caractère descriptif, classificatoire et structurel, la philosophie du droit préfère l'attitude interrogative et réflexive, essentiellement approfondissante. Mais comme celui-ci peut emprunter des chemins multiples, la philosophie du droit offre au néophyte une silhouette multiforme: tantôt elle va de concert avec l'histoire des idées et des doctrines, tantôt elle prend le visage de la logique juridique ou se développe selon la méthode phénoménologique; elle fait parfois alliance avec la sociologie juridique ou avec les sciences du langage; elle peut tout aussi bien tendre à la systématisation générale de l'univers juridique que jeter des clartés profondes mais ponctuelles sur tels de ses aspects particuliers[17]. »

Si l'on admet, poursuit notre auteur, que la philosophie du droit s'attache à l'esprit du droit et que son interrogation doit porter sur l'essentiel, il est possible de considérer que sa tâche fondamentale est de répondre à la question qu'est-ce que le droit? Et comme, dans cette perspective, la philosophie ne peut éluder ni la question des "premiers principes" ni la question des valeurs, elle devra envisager le problème des "sources" du droit et s'attacher à la compréhension du caractère normatif de l'univers juridique. La difficulté vient de ce que ces problèmes d'essence, de fondation ou de valeur ne sont pas ici, des problèmes de spéculation abstraite et théorique: ils portent, pour Goyard-Fabre, sur l'objet-droit, c'est-à-dire sur une phénoménalité juridique qui véhicule des intentions de signification et de validité pratique. Aussi bien leur examen ne saurait-il obéir à des règles méthodologiques simples, définies une fois pour toutes au principe de la recherche. C'est pourquoi le philosophe du droit doit savoir tirer profit des investigations de tous ordres qui, du point de vue technique ou historique, logique ou pratique, sont susceptibles de fournir à sa réflexion non seulement un matériau substantiel ou une classification précise, mais aussi un éclairage incisif. Dans sa quête, il ne dédaigne donc aucun auxiliaire ; mais, par le regard critique qu’il jette sur les apports des « sciences juridiques », il s’efforce de rendre compte de la spécificité du droit.


[1] GIGON(Olof).- Les Grands problèmes de la philosophie antique(Paris, Payot 1961), p. 11

[2] HEGEL(G.W.F.).- Principes de la philosophie du droit (Paris, Tel/Gallimard 1993), p.47

[3] SOUAL(Philippe).- Le sens de l’Etat. Commentaires des principes de la philosophie du droit de Hegel (Louvain-la-neuve, éditions de l’institut supérieur de philosophie, Louvain-Paris-Dudley, MA éditions Peeters, 2006), p. 1

[4] RENAUT(Alain) – SOSOE(Lukas).- Philosophie du droit (Paris, PUF 1991), p. 14.

[5] KALINOWSKI(Georges).- Qu’est-ce que la philosophie du droit ? dans Archives de philosophie du droit, (Paris, Sirey 1962), p. 128.

[6] RENAUT(Alain) – SOSOE(Lukas).- Philosophie du droit (Paris, PUF 1991), p. 15

[7] KELSEN(Hans).- Qu’est-ce que la philosophie du droit ? dans Archives de philosophie du droit, (Paris, Sirey 1962), p. 136,146.

[8] RENAUT(Alain) – SOSOE(Lukas).- Philosophie du droit (Paris, PUF 1991), p. 17

[9] Ibidem, p. 17

[10] Ibidem, p. 17

[11] Fr. 44, Diogène Laërce IX,2 cité dans KIRK(Geoffrey Stephen)- RAVEN(John Earle)-SCHOFIELD(Malcolm).- Les philosophes présocratiques. Une histoire critique avec un choix de textes (Paris, Cerf 1995), p. 224.

[12] RENAUT(Alain) – SOSOE(Lukas).- Philosophie du droit (Paris, PUF 1991), p. 26.

[13] RENAUT(Alain) – SOSOE(Lukas).- Philosophie du droit (Paris, PUF 1991), p. 27.

[14] KANT(Emmanuel).- Critique de la Faculté de juger, trad. Par A. Philonenko, (Paris, Vrin, 1965), p. 211.

[15] Simone GOYARD-FABRE "philosophie du droit" in Encyclopédie Philosophique Universelle 1 L'Univers Philosophique (Paris, PUF 1989), p. 171.

[16] Simone GOYARD-FABRE "philosophie du droit" in Encyclopédie Philosophique Universelle 1 L'Univers Philosophique (Paris, PUF 1989), p. 172.

[17] Simone GOYARD-FABRE "philosophie du droit" in Encyclopédie Philosophique Universelle 1 L'Univers Philosophique (Paris, PUF 1989), p. 172.