Le libéralisme est, selon Philippe Petit(1), une tradition de pensée politique qui date du XIXè siècle et du XXè siècle, bien qu'il en existe diverses versions antérieures. Si le républicalisme en est une tradition beaucoup plus ancienne, nous ne voulons pas trop nous étendre sur elle. Rappelons la définition du libéralisme de Manent(2) pour qui le libéralisme est "le projet récurrent de trouver pour l'Etat une justification laïque, qui serait à l'abri de toute usurpation religieuse, absolutiste, et même populiste". D'autres voient dans le libéralisme, purement et simplement"l'expression de la thèse selon laquelle le pouvoir de l'Etat doit être systématiquement limité."(3). Au niveau historique, le libéralisme apparaît à la fin du XVII7 siècle, comme une philosophie politique qui est, selon ses défenseurs, particulièrement bien adaptée au monde moderne, commercial et de plus en plus démocratique. Il présente une grande continuité avec la tradition républicaine et considère comme de grands noms de la pensée libérale Locke, Montesquieu et d'autres figures du panthéon républicain. Les défenseurs du libéralisme présentent celle-ci comme étant une "vision politique rationnelle et éclairée, permettant aux populations des sociétés modernes de jouir de la prospérité et du bonheur individuels, à condition que l'Etat les laisse exercer sans réserve les instincts naturels qui les pousse aux échanges - à condition que l'Etat les laisse en paix: c'est le slogan du "laisser faire". Les premiers grands noms de cette tradition libérale sont par exemple Adam Smith en Grande Bretagne et Benjamin Constant en France. Plus on avance dans le XIXè siècle, plus le courant de pensée libéral rallie la grande majorité des intellectuels occidentaux. Leurs rangs sont divisés - les libéraux "modernes" comme J.S. Mill et T.H. Green prônent un appareil d'Etat plus étoffé que les libéraux "classiques", par exemple - mais leurs points communs restent néanmoins importants. Quelques questions nous paraissent importantes pour la tradition libérale. Nous essayerons de lui attribuer une réponse, en étant soucieux d'être fidèle à ses principes et de souligner sa cohérence intellectuelle globale. Par exemple quelle conception le libéralisme a-t-elle de la liberté? De quelle le libéralisme imagine que les sociétés démocratiques fonctionnent et devraient fonctionner? Deux questions ayant trait à la liberté et deux ayant trait à la démocratie illustre bien les caractéristiques de ce mouvement.
1. LA CONCEPTION LIBERALE DE LA LIBERTE
Le débat contemporain sur la liberté est en grande partie défini par la distinction qu'établit Isaiah Berlin entre liberté négative et liberté positive (4). Nous pouvons aussi noter la distinction que Benjamin Constant avait proposée entre liberté des modernes et liberté des anciens(5). Schématiquement, être libre au sens négatif - c'est-à-dire libre au sens des modernes - c'est être libre de l'ingérence d'autrui dans la poursuite des activités que l'on est capable, dans une culture donnée, d'exercer sans l'aide d'autrui. C'est être libre de penser ce que l'on veut, de dire ce que l'on pense, d'aller où l'on veut, de s'associer avec quiconque est disposé à le faire, et ainsi de suite pour toutes les libertés traditionnelles. La liberté positive, c'est plus que cela: ce peut être la liberté de participer à l'autodétermination collective, comme dans l'image que Constant donne de la liberté des anciens; c'est être libéré des obstacles internes que sont la faiblesse, l'instinct et l'ignorance, autant que des obstacles externes qu'impose l'ingérence d'autrui; ce peut même être l'accomplissement d'une certaine perfection morale.
Tout le monde s'accorde pour dire que les libéraux se préoccupent de liberté et, à l'exception de quelques auteurs de la fin du XIXè siècle comme T.H. Green, que cette liberté consiste, tout particulièrement, en liberté négative. Le libéralisme est avant tout la doctrine selon laquelle l'Etat doit prendre une forme telle que la liberté négative s'y trouve honorée ou réalisée de façon maximale au sein d'une société. Le libéralisme en ce sens peut accorder une valer intrinsèque à la liberté négative, ou il peut lui attribuer de la valeur pour les bienfaits qu'elle apporte: par exemple, pour le bonheur que produit la réalisation de la liberté négative, comme dans la conception utilitariste. En ce sens toujours le libéralisme peut revêtir une forme libertarienne ou libérale au sens classique, s'il ne reconnaît aucune valeur politique autre que la liberté négative, ou s'il considère la liberté comme un bien à rechercher parmi d'autres, comme dans les versions du libéralisme situées plus à gauche sur l'échéquier politique. Le libéralisme assimile la liberté à l'absence d'ingérence. Il a aussi une autre conception du rôle de la loi vis-à-vis de la liberté.
2. LA CONCEPTION LIBERALE DU RÔLE DE LA LOI PAR RAPPORT A LA LIBERTE
La tradition libérale a une foi dans l'autorité de la loi et l'Etat de droit. Dans cette tradition, la foi dans l'autorité de la loi ne revêt pas un tel aspect antimonarchique; elle permet plutôt d'exprimer la grande confiance que de nombreux libéraux placent dans la tradition de la common law (droit coutumier, droit civil). Lorsqu'un penseur défend la liberté conçue comme non-ingérence, on peut être presque assuré qu'il verra alors dans la loi elle-même une forme d'invasion de la liberté des individus, bien que cette invasion puisse être justifiée par les torts plus grands qu'elle permet d'éviter. La loi étant une forme d'ingérence - au minimum, elle a un effet coercitif sur les individus-, elle est un exemple du type même d'acte qui est contraire à la liberté; si elle accrît globalement la liberté, c'est parce qu'elle produit un effet compensateur et positif du fait qu'elle interdit l'ingérence des autres. La relation entre loi et liberté est donc purement extrinsèque. La liberté est définie de telle manière qu'en elle-même la loi n'est pas particulièrement adaptée à la promotion de la liberté - au contraire, elle porte atteinte à la liberté - et si elle permet d'accroître la liberté dont jouit une société, c'est pour des raisons contingentes de circonstances, parce qu'elle permet d'empêcher d'autres ingérences.
Il n'y a donc aucune surprise à voir les défenseurs libéraux de la conception de la liberté conçue comme non-ingérence - en particulier les cercles libéraux traditionnels, de langue anglaise - insister sur le fait que la loi elle-même est une invasion de la liberté. C'est chez les "grands penseurs politiques anglais", et en particulier chez Hobbes et Bentham, que Isaiah Berlin trouve exprimée l'idée que la loi en tant que telle empiète sur la liberté.(6) Maurice Cranston va plus loin qu'Isaiah Berlin en suggérant que pour le libéral anglais, les contraintes de l'Etat, et par conséquent les contraintes de la loi, sont les principales menaces qui pèsent sur la liberté.(7). "Par liberté, il entend liberté par rapport aux contraintes de l'Etat." Anthony Arblaster reprend ce thème dans ses commentaires sur la tradition du XIXè siècle: "La liberté, pour les libéraux, continue à signifier, avant tout, la liberté par rapport au contrôle, à la contrainte, aux restrictions et à l'ingérence de l'Etat."(8)
Ce thème se retrouve encore chez des libéraux contemporains de gauche tels que John Rawls. Ils s'intéressent aux libertés dites élémentaires associées à la non-ingérence et comprises au sens traditionnel.(9) Le but premier de l'Etat, selon ces auteurs, est de défendre ces libertés de manière égale pour tous, et ils considèrent que l'Etat empiète lui-même sur la liberté lorsqu'il poursuit cet objectif: la "liberté (...) ne peut être limitée qu'au nom de la liberté elle-même"(10). Là où ces libéraux modernes se distinguent des libertariens, ce n'est pas en donnant de la liberté une conception différente, mais en ajoutant d'autres buts que l'Etat se doit de rechercher parallèlement à la liberté, ou d'une façon qui lui doit subordonnée.
3. LA POSITION DES LIBERAUX SUR LE DROIT DE VOTE
Tous les démocrates croient en l'importance du vote, mais ils sont nettement divisés lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi le vote est important. Une opinion pragmatique est que le vote est important dans la mesure où il permet, comme le ferait une loterie, de s'assurer qu'aucune dynastie ne conserve indéfiniment le pouvoir. Il y a donc une opposition entre différentes explications du vote fondées sur des principes. On trouve deux grandes explications opposées: l'une fondée sur la préférence, l'autre sur le jugement.
La conception "préférentielle" du vote place les électeurs dans le rôle de consommateurs, et les hommes politiques et les partis qui se présentent aux élections dans le rôle de fournisseurs ou de vendeurs. L'idée est que chaque parti offre un lot de biens collectifs - un ensemble de politiques et qu'en votant pour un parti de préférence à un autre, ce que fait chaque électeur revient en fait à acheter ce lot. Bien entendu, l'électeur n'est pas assuré d'obtenir le lot pour lequel il vote, puisque la sélection d'un lot est déterminée par l'ensemble des votes. Mais néanmoins, selon cette conception, le comportement de chaque électeur devrait imiter celui du consommateur qui choisit quel produit acheter. Dans chaque cas, la personne a un ensemble global de préférences, un classement global des options, et dans chaque cas elle adopte le comportement qui manifeste sa préférence la plus forte.
Pourquoi est-ce une bonne chose que les individus votent, si voter consiste en ce type d'expression d'une préférence? Une manière courante de justifier le vote de préférence fait appel à des motifs plus ou moins utilitaristes. Supposons que chaque personne réussisse mieux que les autres à exprimer ses propres préférences et à savoir ce qui va probablement accroître la satisfaction de ses préférences; et supposons que la satisfaction des préférences soit assimilable au bonheur. Supposons encore que lorsqu'elle vote selon sa préférence, selon le modèle en question, la personne vote pour le lot de biens qui devrait la rendre plus heureuse que les autres lots possibles, celui qui laisse espérer un niveau de satisfaction des préférences plus élevé. Et supposons finalement que le système de vote soit bien adapté pour reproduire les préférences des électeurs, qu'il réflète, dans toute la mesure du possible, le classement social global qui répond le mieux aux classements individuels(11). Terminon ce dévelloppement en affirmant que les libéraux (les libertariens) comme Pateman, préfèrent le vote(12). L'attachement libéral au marché, qui remonte à l'association historique avec la cause du libre commerce, a rendu très séduisante l'image de l'électeur en tant que consommateur. Quel idéal d'homme politique préfère le libéralisme? Nous aborderons cette dernière question dans un autre chapitre.
Dr AKE Patrice, pakejean@yahoo.fr
______________________________________________________________
1) Philippe Petit, "libéralisme" dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.
2) Manent.- Histoire intellectuelle du libéralisme: dix leçons, (Paris, Calmann-Lévy, 1987) dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.
3) Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.
4) Berlin Isaiah - Two Concepts of Liberty, Oxford, Univ. Press, 1958 (Trad. fr., Eloge de la liberté, (Paris, Calmann-Lévy, 1988) dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 827.
5) Benjamin Constant.- De la liberté chez les Modernes: Ecrits politiques, éd. M. Gauchet, Paris, Flammarion "GF", 1980. dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 827.
6) Berlin Isaiah. - Two Concepts of Liberty, Oxford, Univ. Press, 1958 (Trad. fr., Eloge de la liberté, (Paris, Calmann-Lévy, 1988), p. 8 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.
7) Cranston M. .- Freedom: A New Analysis, (Londres, Longmans, 3è édition, 1967), p. 48 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.
8) Arblaster A. .- The Rise and the Decline of Western Liberalism (Oxford, Univ. Press., 1984), p. 58 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.
9) John Rawls .- A Theory of Justice, Oxford, Univ. Press, 1971 p. 61(trad. fr., C. Audard.- Théorie de la justice, (Paris, Le Seuil, 1987), cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.
10) John Rawls .- A Theory of Justice, Oxford, Univ. Press, 1971 p. 302, p. 239 (trad. fr., C. Audard.- Théorie de la justice, (Paris, Le Seuil, 1987), cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.
11) Arrow K. .- Social Choice and Individual Values , (New York, Wiley, 2è éd., 1963 (trad. fr. Choix collectifs et préférences individuelles, (Paris, Calmann-Lévy, 1978)
12) Pateman C. .- Participation and Democratic Theory, (Cambridge, Uni. Press, 1970)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire