vendredi 25 janvier 2008

LIBERALISME ET HUMANITE

JOURNEE PHILOSOPHIQUE 23 JANVIER 2008 A L’UCAO-UUA

MOT DE FIN DU VICE-PRESIDENT DE L'UCAO-UUA

Monsieur le Doyen de la Faculté de Philosophie de l'UCAO-UUA

Monsieur Augustin Dibi Kouadio, Professeur Titulaire à l’Université de Cocody et à l’UCAO-UUA

Messieurs les Enseignants des Universités (Catholique de l'Afrique de l'Ouest Unité Universitaire d'Abidjan, de Cocody, de Bouaké),

Révérends Pères, Révérendes Sœurs et Frères,

Chers amis étudiants et étudiantes

Chers invités,

Clôturer une journée aussi riche en enseignements, n’est-ce pas mettre prématurément un terme à la philosophie ? Mais peut-on fermer la philosophie, quand nous la savons, comme la science, par principe, inachevée ? Les Grecs considéraient la recherche comme une activité en mouvement. Ce qui vient d’être livré toute cette journée, a le désir du savoir universel, la force explosive de la volonté de vérité, mais en même temps, il s’agit d’un effort de pensée qui n’a pas encore sa forme définitive, et qui a besoin d’être révisé en repartant des fondements.

Nous voulons une fois encore remercier l’UCAO-UUA et son Président, le Révérend Père TOSSOU Raphaël, qui a dégagé les moyens financiers conséquents pour l’organisation de cette journée (restauration, logistique…) ; remercier le Révérend Père Zacharie BERE, Doyen de cette Faculté et son Conseil, ainsi que tous les enseignants, les étudiants et les étudiantes.

La journée a été d’un très haut niveau intellectuel. D’abord, en allant aux sources du libéralisme, le Révérend Père BERE Zacharie a donné l’acte de naissance du libéralisme dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. En effet, selon le conférencier, 1789 fonde la première version libérale de la démocratie politique : la liberté politique, selon les textes, s’accorde avec l’égalité et la liberté des aptitudes juridiques. Puis le Père Doyen nous a appris qu’à l’origine, le libéralisme est une philosophie politique dont 1789 apparaît comme la consécration solennelle. Au milieu du XVIIè siècle, John Locke se faisait déjà l’argent défenseur des droits universels, droits dont il soulignait qu’ils plongent leurs racines dans la nature de l’homme, ce qui contraint du même coup les gouvernements à les reconnaître et à les protéger. Le père BERE n’a pas manqué de nous dire que la liste des pères fondateurs du libéralisme politique (Spinoza, Locke, Descartes, Milton) est assurément longue. Bien que leur inspiration philosophique diffère, tous s’accordent sur les traits caractéristiques de la société libérale.

Ensuite le conférencier a fait un clin d’œil au libéralisme économique et aux physiocrates Quesnay, puis Adam Smith qui ont fondé la doctrine économique libérale. Enfin il a parlé du libéralisme éthique. Cet exposé riche en informations et en profondeur a été suivi d’un deuxième, donné par le Révérend Père AFAN, sur les sources chrétiennes du libéralisme.

Après avoir relevé l’équivoque du mot libéralisme, le Père AFAN a montré sa préférence pour le libéralisme américain qui est, selon lui, pour le progrès social et la liberté des mœurs. Ce libéralisme s’impose au libéralisme européen. Mais sa problématique a été de savoir si les chrétiens étaient des anti-libéraux. Le Père AFAN a organisé sa démarche en trois étapes : la première s’attarde sur la liberté au sens traditionnel chrétien, la seconde sur le libéralisme des humanistes et la troisième sur le rapport entre libéralisme et christianisme. Selon le frère dominicain, malgré les circonstances conjoncturelles qui les opposent, christianisme et libéralisme poursuivent des buts parallèles, mais l’éthique biblique a révélé l’ontologie fondamentale au monde. Cette conférence brillante et passionnante clôturé la matinée.

L’après-midi s’est ouvert avec la conférence de M. OUATTARA Azoumana sur le thème « L’Afrique au défi du libéralisme ». Le conférencier a questionné les habitus communautaires des sociétés africaines qui ont trouvé place et justification dans le socialisme africain. Celui-ci a marqué l’histoire moderne de l’Afrique. Ce paradigme communautaire a écarté les valeurs liées par le libéralisme. La question qui se pose alors est de savoir si le NEPAD est une redécouverte du libéralisme ou un stratagème en direction des investisseurs. Cet exposé magistral et pertinent nous a ouverts les voies de l’universel par une quatrième conférence : « l’avenir du libéralisme dans la mondialisation ».

Ici, M. AKPOUE Clément s’est interrogé sur l’avenir du libéralisme, fondé sr la liberté individuelle dans un monde qui tend à s’unifier, voire à s’uniformiser. Il pense que cet avenir se dessine à travers le débat entre Mondialistes, anti-Mondialistes et alter-Mondialistes. Cette conférence dense et lumineuse a mis en dialogue ces trois courants et tiré la conclusion.

Faut-il conclure ? Les Anciens ne le faisaient pas sans risque. Ils craignaient la jalousie des dieux. A leur suite, posons-nous une simple question : dans quelle mesure les philosophes antiques ont-ils eu conscience que leurs jugements n’avaient qu’une valeur provisoire et qu’il fallait les dépasser, poursuivre leurs recherches en plus de profondeur pour étreindre davantage la réalité. Certains d’entre eux qui ont passé leur vie entière à philosopher et composé des œuvres philosophiques, ont eu l’impression que leurs œuvres de jeunesse étaient reprises par celles de leur vieillesse et les doctrines qu’ils ont expressément professées vers la fin de leur vie étaient celles qu’ils avaient soutenues autrefois.

La réflexion sur « Libéralisme et Humanité » doit se poursuivre, sur ce je ne déclare pas close la porte de la journée philosophique. Je préfère l'entrebâiller, je vous remercie.

Père AKE Patrice Jean, pakejean@hotmail.com

mercredi 23 janvier 2008

LIBERALISME ET HUMANITE

MOT INTRODUCTIF DU VICE-PRESIDENT DE L'UCAO-UUA

Monsieur le Doyen de la Faculté de Philosophie de l'UCAO-UUA

Révérend Père Gaston SANON, ex-Doyen de la Faculté de Philosophie de l'UCAO-UUA

Messieurs les Enseignants des Universités (Catholique de l'Afrique de l'Ouest Unité Universitaire d'Abidjan, de Cocody, de Bouaké, de Bobodioulasso)

Révérends Pères, Révérendes Soeurs et Frères,

Chers amis étudiants et étudiantes

Chers invités,

 

Au nom du Révérend Père TOSSOU Raphaël, Président de l'UCAO-UUA que je représente à cette journée philosophique, et en tant que membre de notre famille scientifique, je vous souhaite à tous, mes voeux les meilleurs de science féconde, de santé de fer et de sainteté débordante. Que Marie notre mère continue d'intercéder pour nous auprès de son Fils qui est l'Excellent même que nous voulons imiter.

Nous voulons saluer et féliciter le Révérend Père Zacharie Béré, Doyen de la Faculté de Philosophie de l'UCAO-UUA, et le Conseil de Faculté pour cette initiative heureuse qui est la journée philosophique, remercier également les enseignants qui ont accepté de donner une conférence, en plus des cours qu'ils dispensent et les corrections des copies. Chers amis étudiants et invités merci d'être venus si nombreux.

Le thème que nous avons choisi cette année 2008 pour la journée philosophique est Libéralisme et Humanité. La philosophie grecque a été dominée, depuis le début par deux sortes de questions. Tout d'abord et avant tout se pose la question du Tout. La philosophie cherche à saisir la masse des choses données comme un Tout, c'est-à-dire qu'elle veut y découvrir un ensemble raisonnablement organisé. Au coeur de ce Tout, figure en bonne place, la question de l' homme. L'éthique antique, n'est-ce pas d'abord la bonne conduite de l'individu, de l'économie domestique ensuite, et de l'Etat enfin? Si l'homme est la pierre angulaire de l'édifice philosophique, la réflexion sur le libéralisme est aussi une brique importante qui conduit aussi à la même maison.

En effet toutes les définitions du libéralisme, ce concept équivoque, conduisent à l'homme. Sur un plan philosophico-politique qui est une dimension importante de l'homme, le libéralisme apparaît comme la doctrine politique suivant laquelle il convient d'augmenter autant que possible l'indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, par rapport au pouvoir exécutif, et de donner aux citoyens, le plus de garanties possibles contre l'arbitraire du gouvernement. Ce libéralisme politique s'oppose à l'autoritarisme.

Si chez les Anciens en outre, l'éthique est une espèce de politique, la question de l'homme regarde d'une part la politique proprement dite qui a pour objet le tout qu'est la cité, d'autre part l'économie domestique qui a pour objet la famille, partie de la cité et donc partie de la politique proprement dite. L'homme devient ainsi le pivot essentiel de l'économie et par ce biais, le libéralisme économique a un lien très fort avec l'homme. Le libéralisme a donc une signification économique ou économico-sociale, désignant non plus une doctrine concernant l'organisation et l'exercice du pouvoir politique, mais une doctrine concernant les rapports entre l'Etat et l'économie, ou plus généralement l'Etat et la société, et favorable à la limitation de l'intervention publique. Précisons davantage: le libéralisme est la doctrine économique suivant laquelle l'Etat ne doit exercer ni fonctions industrielles, ni fonctions commerciales et ne doit pas intervenir dans les réalités économiques qui existent entre les individus, les classes ou les nations. Ce libéralisme économique s'oppose à l'étatisme ou même plus généralement au socialisme.

En choisissant de réfléchir sur le thème Libéralisme et Humanité, la Faculté de Philosophie de l'UCAO-UUA veut certainement quitter les sentiers du politique, du social et de l'économie, pour chercher à planter dans le coeur du système libéral, un supplément d'âme. Elle n'a pas choisi de parler d'humanisme, qui est une conception générale de la vie (politique, économique, éthique) fondée sur la croyance au salut de l'homme par les seules forces humaines. Elle voudrait plutôt parler d'humanité, de cette sympathie spontanée de l'homme pour ses semblables. N'est-ce pas cette sève qui permettra à ce grand arbre de croître, de la genèse du libéralisme, en passant par la recherche de ses sources chrétiennes, en passant par l'intérêt de ce système pour l'Afrique et son avenir pour la mondialisation.

Puisse cette irradiation qui nous vient de la Lumière Divine éclairer nos travaux de ce jour. Sur ce, je déclare ouverte, la journée philosophique 2008, je vous remercie.

Père AKE Patrice Jean, pakejean@hotmail.com

mardi 22 janvier 2008

L'IDEAL D'HOMME POLITQUE QUE PREFERE LE LIBERALISME

Par rapport au processus politique, nous nous sommes intéressé au comportement des hommes politiques. Envisageons ce que font les hommes politiques, lorsqu'ils ont affaire aux groupes de pression ou lorsqu'ils s'adressent les uns aux autres, individuellement ou par le biais de groupes parlementaires. Comment concevons-nous leur comportement idéal? Le comportement idéal de l'électeur consiste à exprimer sa préférence globale, selon le modèle libéral. Quel est le type idéal de comportement pour l'homme politique?

Nous trouvons deux conceptions principales. L'une est de dire ce que les hommes politiques devraient faire, et d'ailleurs ce que font pour l'essentiel les hommes politiques démocrates, c'est se livrer à une sorte de processus de négociation avec les groupes qui font pression sur eux ou avec ceux auxquels ils se confrontent au parlement. Lorsque deux ou plusieurs partis négocient les uns avec les autres, ils tiennent pour données leurs propres opinions et préférences - elles ne sont pas soumises au débat dans de tels échanges - et ils défendent la satisfaction de leurs préférences au moindre coût que les autres peuvent tirer d'eux; ils offrent les concessions minimales qui sont nécessaires pour amener les autres à se comporter de manière bénéfique. En un mot ils marchandent.

Pourquoi jugeront-on souhaitable que les hommes politiques se livrent à de telles négociations, entre eux et avec les groupes de pression? voici une histoire famière, assez panglossienne, là encore marquée du sceau de l'utiliarisme. En négociant les uns avec les autres, les hommes politiques représenteront les préférences de leurs différents de leurs différents électeurs - ils ne seront pas réélus s'ils ne les reprennent pas à leur compte - et chacun fera de son mieux pour satisfaire ces préférences. Lorsqu'ils négocient avec les groupes de pression, en revanche, ils prêtent l'oreille à leurs revendications, et ils accordent du poids aux préférences que ces groupes représentent, proportionnellement au nombre d'électeurs concernés; et ils se comportent donc, globalement, d'une manière qui sert bien la répartition des préférences dans la société: ils n'accorderont pas une importance excessive aux préférences d'un groupe de pression. C'est ainsi, suggérons-nous, que les activités de négociation des hommes politiques profitent au bien global. Ce sont des types d'activités dont nous avons des raisons de souhaiter que les hommes politiques les exercent, du moins si nous nous soucions de la satisfaction globale des préférences des citoyens.

L'autre conception du comportement idéal des hommes politiques est au modèle de la négociation ce que la conception du vote comme jugement est à la conception préférentielle. Elle suggère que, au lieu de négocier les uns avec les autres, les hommes politiques devraient plutôt se soucier de délibérer et de débattre. Leur objectif devrait être non d'obtenir le meilleur résultat possible étant donné leurs buts préalables, mais de chercher à identifier, dans un échange délibératif d'informations et d'arguments, ce qu'exige le bien public dans tous les domaines, ainsi que les mesures qui devraient permettre de le favoriser. Les hommes politiques devraient alors s'efforcer de répondre aux autres hommes politiques et aux différents groupes de pression à la façon dont un scientifique pourrait réagir lorsqu'un autre scientifique tente de le persuader qu'il a tort à propos de quelque sujet. Ils devraient s'adresser à leurs interlocuteurs en politique comme à des partenaires dans un forum de conversation et d'argumentation.

On voit sans mal les attraits que pourrait présenter ce modèle délibératif du comportement idéal des hommes politiques. Supposons qu'il y ait des faits avérés, du  moins dans les limites de certaines contraintes, quant à la question de savoir si telle ou telle politique est meilleure pour une société. Il semblerait alors que la voie à suivre, pour un homme politique qui tente de décider quelle politique il va soutenir, serait de prendre en compte les arguments des autres non en proportion du nombre d'électeurs qu'ils représentent, mais en proportion du poids des faits et des arguments présentés à l'appui de leurs thèses.

De même que l'idéal de préférence et l'idéal de jugement, pour le comportement des électeurs se calquent sur le libéralisme, de même l'idéal de négociation et l'idéal de délibération, en matière de comportement des hommes politiques entretiennent les mêmes rapports avec cette doctrine.

pakejean@hotmail.com

Dr AKE Patrice

lundi 21 janvier 2008

QUELQUES QUESTIONS IMPORTANTES POUR LA TRADITION LIBERALE

Le libéralisme est, selon  Philippe Petit(1), une tradition de pensée politique qui date du XIXè siècle et du XXè siècle, bien qu'il en existe diverses versions antérieures. Si le républicalisme en est une tradition beaucoup plus ancienne, nous ne voulons pas trop nous étendre sur elle. Rappelons la définition du libéralisme de Manent(2) pour qui le libéralisme est "le projet récurrent de trouver pour l'Etat une justification laïque, qui serait à l'abri de toute usurpation religieuse, absolutiste, et même populiste". D'autres voient dans le libéralisme, purement et simplement"l'expression de la thèse selon laquelle le pouvoir de l'Etat doit être systématiquement limité."(3). Au niveau historique, le libéralisme apparaît à la fin du XVII7 siècle, comme une philosophie politique qui est, selon ses défenseurs, particulièrement bien adaptée au monde moderne, commercial et de plus en plus démocratique. Il présente une grande continuité avec la tradition républicaine et considère comme de grands noms de la pensée libérale Locke, Montesquieu et d'autres figures du panthéon républicain. Les défenseurs du libéralisme présentent celle-ci comme étant une "vision politique rationnelle et éclairée, permettant aux populations des sociétés modernes de jouir de la prospérité et du bonheur individuels, à condition que l'Etat les laisse exercer sans réserve les instincts naturels qui les pousse aux échanges - à condition que l'Etat les laisse en paix: c'est le slogan du "laisser faire". Les premiers grands noms de cette tradition libérale sont par exemple Adam Smith en Grande Bretagne et Benjamin Constant en France. Plus on avance dans le XIXè siècle, plus le courant de pensée libéral rallie la grande majorité des intellectuels occidentaux. Leurs rangs sont divisés - les libéraux "modernes" comme J.S. Mill et T.H. Green prônent un appareil d'Etat plus étoffé que les libéraux "classiques", par exemple - mais leurs points communs restent néanmoins importants. Quelques questions nous paraissent importantes pour la tradition libérale. Nous essayerons de lui attribuer une réponse, en étant soucieux d'être fidèle à ses principes et de souligner sa cohérence intellectuelle globale. Par exemple quelle conception le libéralisme a-t-elle de la liberté? De quelle le libéralisme imagine que les sociétés démocratiques fonctionnent et devraient fonctionner? Deux questions ayant trait à la liberté et deux ayant trait à la démocratie illustre bien les caractéristiques de ce mouvement.

1. LA CONCEPTION LIBERALE DE LA LIBERTE

Le débat contemporain sur la liberté est en grande partie défini par la distinction qu'établit Isaiah Berlin entre liberté négative et liberté positive (4). Nous pouvons aussi noter la distinction que Benjamin Constant avait proposée entre liberté des modernes et liberté des anciens(5). Schématiquement, être libre au sens négatif - c'est-à-dire libre au sens des modernes - c'est être libre de l'ingérence d'autrui dans la poursuite des activités que l'on est capable, dans une culture donnée, d'exercer sans l'aide d'autrui. C'est être libre de penser ce que l'on veut, de dire ce que l'on pense, d'aller où l'on veut, de s'associer avec quiconque est disposé à le faire, et ainsi de suite pour toutes les libertés traditionnelles. La liberté positive, c'est plus que cela: ce peut être la liberté de participer à l'autodétermination collective, comme dans l'image que Constant donne de la liberté des anciens; c'est être libéré des obstacles internes que sont la faiblesse, l'instinct et l'ignorance, autant que des obstacles externes qu'impose l'ingérence d'autrui; ce peut même être l'accomplissement d'une certaine perfection morale.

Tout le monde s'accorde pour dire que les libéraux se préoccupent de liberté et, à l'exception de quelques auteurs de la fin du XIXè siècle comme T.H. Green, que cette liberté consiste, tout particulièrement, en liberté négative. Le libéralisme est avant tout la doctrine selon laquelle l'Etat doit prendre une forme telle que la liberté négative s'y trouve honorée ou réalisée de façon maximale au sein d'une société. Le libéralisme en ce sens peut accorder une valer intrinsèque à la liberté négative, ou il peut lui attribuer de la valeur pour les bienfaits qu'elle apporte: par exemple, pour le bonheur que produit la réalisation de la liberté négative, comme dans la conception utilitariste. En ce sens toujours le libéralisme peut revêtir une forme libertarienne ou libérale au sens classique, s'il ne reconnaît aucune valeur politique autre que la liberté négative, ou s'il considère la liberté comme un bien à rechercher parmi d'autres, comme dans les versions du libéralisme situées plus à gauche sur l'échéquier politique. Le libéralisme assimile la liberté à l'absence d'ingérence. Il a aussi une autre conception du rôle de la loi vis-à-vis de la liberté.

2. LA CONCEPTION LIBERALE DU RÔLE DE LA LOI PAR RAPPORT A LA LIBERTE

La tradition libérale a une foi dans l'autorité de la loi et l'Etat de droit. Dans cette tradition, la foi dans l'autorité de la loi ne revêt pas un tel aspect antimonarchique; elle permet plutôt d'exprimer la grande confiance que de nombreux libéraux placent dans la tradition de la common law (droit coutumier, droit civil). Lorsqu'un penseur défend la liberté conçue comme non-ingérence, on peut être presque assuré qu'il verra alors dans la loi elle-même une forme d'invasion de la liberté des individus, bien que cette invasion puisse être justifiée par les torts plus grands qu'elle permet d'éviter. La loi étant une forme d'ingérence - au minimum, elle a un effet coercitif sur les individus-, elle est un exemple du type même d'acte qui est contraire à la liberté; si elle accrît globalement la liberté, c'est parce qu'elle produit un effet compensateur et positif du fait qu'elle interdit l'ingérence des autres. La relation entre loi et liberté est donc purement extrinsèque. La liberté est définie de telle manière qu'en elle-même la loi n'est pas particulièrement adaptée à la promotion de la liberté - au contraire, elle porte atteinte à la liberté - et si elle permet d'accroître la liberté dont jouit une société, c'est pour des raisons contingentes de circonstances, parce qu'elle permet d'empêcher d'autres ingérences.

Il n'y a donc aucune surprise à voir les défenseurs libéraux de la conception de la liberté conçue comme non-ingérence - en particulier les cercles libéraux traditionnels, de langue anglaise - insister sur le fait que la loi elle-même est une invasion de la liberté. C'est chez les "grands penseurs politiques anglais", et en particulier chez Hobbes et Bentham, que Isaiah Berlin trouve exprimée l'idée que la loi en tant que telle empiète sur la liberté.(6) Maurice Cranston va plus loin qu'Isaiah Berlin en suggérant que pour le libéral anglais, les contraintes de l'Etat, et par conséquent les contraintes de la loi, sont les principales menaces qui pèsent sur la liberté.(7). "Par liberté, il entend liberté par rapport aux contraintes de l'Etat." Anthony Arblaster reprend ce thème dans ses commentaires sur la tradition du XIXè siècle: "La liberté, pour les libéraux, continue à signifier, avant tout, la liberté par rapport au contrôle, à la contrainte, aux restrictions et à l'ingérence de l'Etat."(8)

Ce thème se retrouve encore chez des libéraux contemporains de gauche tels que John Rawls. Ils s'intéressent aux libertés dites élémentaires associées à la non-ingérence et comprises au sens traditionnel.(9) Le but premier de l'Etat, selon ces auteurs, est de défendre ces libertés de manière égale pour tous, et ils considèrent que l'Etat empiète lui-même sur la liberté lorsqu'il poursuit cet objectif: la "liberté (...) ne peut être limitée qu'au nom de la liberté elle-même"(10). Là où ces libéraux modernes se distinguent des libertariens, ce n'est pas en donnant de la liberté une conception différente, mais en ajoutant d'autres buts que l'Etat se doit de rechercher parallèlement à la liberté, ou d'une façon qui lui doit subordonnée.

3. LA POSITION DES LIBERAUX SUR LE DROIT DE VOTE

Tous les démocrates croient en l'importance du vote, mais ils sont nettement divisés lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi le vote est important. Une opinion pragmatique est que le vote est important dans la mesure où il permet, comme le ferait une loterie, de s'assurer qu'aucune dynastie ne conserve indéfiniment le pouvoir. Il y a donc une opposition entre différentes explications du vote fondées sur des principes. On trouve deux grandes explications opposées: l'une fondée sur la préférence, l'autre sur le jugement.

La conception "préférentielle" du vote place les électeurs dans le rôle de consommateurs, et les hommes politiques et les partis qui se présentent aux élections dans le rôle de fournisseurs ou de vendeurs. L'idée est que chaque parti offre un lot de biens collectifs - un ensemble de politiques et qu'en votant pour un parti de préférence à un autre, ce que fait chaque électeur revient en fait à  acheter ce lot. Bien entendu, l'électeur n'est pas assuré d'obtenir le lot pour lequel il vote, puisque la sélection d'un lot est déterminée par l'ensemble des votes. Mais néanmoins, selon cette conception, le comportement de chaque électeur devrait imiter celui du consommateur qui choisit quel produit acheter. Dans chaque cas, la personne a un ensemble global de préférences, un classement global des options, et dans chaque cas elle adopte le comportement qui manifeste sa préférence la plus forte.

Pourquoi est-ce une bonne chose que les individus votent, si voter consiste en ce type d'expression d'une préférence? Une manière courante de justifier le vote de préférence fait appel à des motifs plus ou moins utilitaristes. Supposons que chaque personne réussisse mieux que les autres à exprimer ses propres préférences et à savoir ce qui va probablement accroître la satisfaction de ses préférences; et supposons que la satisfaction des préférences soit assimilable au bonheur. Supposons encore que lorsqu'elle vote selon sa préférence, selon le modèle en question, la personne vote pour le lot de biens qui devrait la rendre plus heureuse que les autres lots possibles, celui qui laisse espérer un niveau de satisfaction des préférences plus élevé. Et supposons finalement que le système de vote soit bien adapté pour reproduire les préférences des électeurs, qu'il réflète, dans toute la mesure du possible, le classement social global qui répond le mieux aux classements individuels(11). Terminon ce dévelloppement en affirmant que les libéraux (les libertariens) comme Pateman, préfèrent le vote(12). L'attachement libéral au marché, qui remonte à l'association historique avec la cause du libre commerce, a rendu très séduisante l'image de l'électeur en tant que consommateur. Quel idéal d'homme politique préfère le libéralisme? Nous aborderons cette dernière question dans un autre chapitre.

Dr AKE Patrice, pakejean@yahoo.fr

 

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1) Philippe Petit, "libéralisme" dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.

2) Manent.- Histoire intellectuelle du libéralisme: dix leçons, (Paris, Calmann-Lévy, 1987) dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.

3) Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 826.

4) Berlin Isaiah - Two Concepts of Liberty, Oxford, Univ. Press, 1958 (Trad. fr., Eloge de la liberté, (Paris, Calmann-Lévy, 1988) dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 827.

5) Benjamin Constant.- De la liberté chez les Modernes: Ecrits politiques, éd. M. Gauchet, Paris, Flammarion "GF", 1980. dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 827.

6) Berlin Isaiah. - Two Concepts of Liberty, Oxford, Univ. Press, 1958 (Trad. fr., Eloge de la liberté, (Paris, Calmann-Lévy, 1988), p. 8 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.

7) Cranston M. .- Freedom: A New Analysis, (Londres, Longmans, 3è édition, 1967), p. 48 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.

8) Arblaster A. .- The Rise and the Decline of Western Liberalism (Oxford, Univ. Press., 1984), p. 58 cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.

9) John Rawls .- A Theory of Justice, Oxford, Univ. Press, 1971 p. 61(trad. fr., C. Audard.- Théorie de la justice, (Paris, Le Seuil, 1987), cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.

10) John Rawls .- A Theory of Justice, Oxford, Univ. Press, 1971 p. 302, p. 239 (trad. fr., C. Audard.- Théorie de la justice, (Paris, Le Seuil, 1987), cité dans Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (Paris, PUF 1996), p. 829.

11) Arrow K. .- Social Choice and Individual Values , (New York, Wiley, 2è éd., 1963 (trad. fr. Choix collectifs et préférences individuelles, (Paris, Calmann-Lévy, 1978)

12) Pateman C. .- Participation and Democratic Theory, (Cambridge, Uni. Press, 1970)

QU' EST-CE QUE LE LIBERALISME?

Le terme libéralisme est un terme équivoque. Communément il désigne le respect de l' indépendance d' autrui, la tolérance ou encore la confiance dans les effets heureux de la liberté. Mais surtout, le libéralisme est une tradition de pensée politique qui date du XIXè et du XXè siècle,bien qu' il existe diverses versions antérieures. Cet usage accidentel qui en est fait de nos jours dans la désignation des partis ou des tendances politiques augmente encore la confusion. On désigne notamment sous ce même nom, les doctrines qui considèrent comme un idéal l' accroissement de la liberté individuelle, les doctrines qui considèrent comme moyen essentiel de cette liberté, la diminution du rôle de l'Etat. Ces sens sont liés, car la liberté de l' individu n' est pas moins restreinte par les associations de tout genre que par l'Etat, si celui-ci n' intervient pas pour en limiter la puissance. Philippe Petit, par exemple,  dans le Dictionnaire d' éthique et de morale propose une conception du libéralisme qui n' est pas très éloignée de son sens orthodoxe, mais il faut noter que ce terme est parfois interprété d' une manière tout à fait différente. Manent définit le libéralisme comme "le projet récurrent de trouver pour l'Etat une justification laïque, qui serait à l' abri de toute usurpation religieuse, absolutiste, et même populiste"(1). Pour P. Bénéton, en français, le mot libéralisme apparaît pour la première fois en 1818 sous la plume de Maine de Biran au sens de "doctrine favorable au développement des libertés"(2). Quant à Lalande, il atteste que les Liberales (premier emploi du terme) sont le parti espagnol qui, vers 1810), veut introduire en Espagne le parlementarisme du type anglais(3). L'anglais liberalism est attesté avec un sens voisin depuis 1819 par le Oxford English Dictionary. Depuis, les mots libéral, libéralisme ont connu une grande fortune, ils ont qualifié des mouvements ou des programmes politiques, variables selon les contextes historiques, ils se sont enrichis de nouvelles significations (s'étendant en particulier au domaine de l'économie) et, rançon de ce succès, ils se sont, dans le vocabulaire courant, chargés d'ambiguïtés. Entendu comme désignant une doctrine, ce mot a connu diverses variantes et il faut signaler en particulier une ligne d'évolution et une variante nationale.

1) DEFINITIONS

Au sens originel, le mot libéralisme s'applique à une doctrine qui s'attache à la liberté politique et à la liberté de conscience. Or au sein du vocabulaire politique courant, ce sens a vieilli. Les idées libérales "classiques" (séparation de l'Eglise et de l'Etat, refus de l'autocratie, de l'inégalité de droit, limitation constitutionnelle du pouvoir...) sont devenues choses quasiment incontestées au sein des démocraties occidentales. Le libéralisme politique a en quelque sorte gagné la partie - mais non pas sur le plan du vocabulaire. Ce qui appartient au libéralisme est en effet généralement attribué à la démocratie, la démocratie étant le plus souvent assimilée à la démocratie libérale. En d'autres termes, parce que dans le vocabulaire courant le libéralisme politique apparaît consubstantiel à la démocratie, le mot démocratie a en quelque sorte effacé le mot libéralisme entendu dans son sens politique.  Ainsi, pour nous résumer, le libéralisme est la "doctrine politique suivant laquelle il convient d'augmenter autant que possible l'indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, et de donner aux citoyens le plus de garanties possibles contre l'arbitraire du gouvernement"(4). Il s'oppose à autoritarisme.

Mais le terme libéralisme a pris aussi une signification économique ou économico-sociale, désignant non plus une doctrine concernant l'organisation et l'exercice du pouvoir politique mais une doctrine concernant les rapports entre l'Etat et l'économie ou plus généralement l'Etat et la société, et favorable à la limitation de l'intervention publique. Ainsi, dans un second sens, le libéralisme est la "doctrine économique suivant laquelle l'Etat ne doit exercer ni fonctions industrielles, ni fonctions commerciales, et ne doit pas intervenir dans les réalités économiques qui existent entre les individus, les classes ou les nations. On dit souvent, en ce sens, libéralisme économique."(5). Il s'oppose à étatisme, ou même plus généralement à socialisme.

Il faut distinguer cependant le cas des Etats-Unis où le terme a pris aujourd'hui une signification qui l'oppose au libéralisme à l'européenne. La nation américaine est née libérale et le libéralisme politique y est resté quasiment incontesté (il n'y a jamais eu de parti libéral aux Etats-Unis, faute d'Ancien Régime et de parti conservateur). La tradition américaine est libérale mais elle n'a pas été dénommée comme telle. L'usage américain est donc distinct de l'usage européen et à l'époque contemporaine, le mot en est venu à désigner des idées qui s'apparentent grosso modo aux idées social-démocrates européennes. Le libéralisme au sens américain est donc à "gauche" et il s'oppose en particulier au libéralisme économique économique tel qu'il est compris de ce côté-ci de l'Atlantique. Au sein du vocabulaire académique (du moins celui de philosophie politique et de l'histoire des idées), les choses sont plus nettes même si ne manquent pas difficultés et controverses. Compris comme une doctrine politique ou/et économique, le libéralisme n'est pas seulement antérieur au mot lui-même, il a des racines anciennes. Il a aussi différentes formes: le libéralisme de Madison n'est pas celui d'Hayek, celui de Bentham n'est pas le libéralisme de Tocqueville. Les frontières de la pensée restent dans une certaine mesure imprécises ou controversées(Burke est-il conservateur ou libéral?) Il est cependant possible de dégager (schématiquement) les lignes fondamentales du libéralisme, c'est-à-dire d'une vision libérale de l'ordre social, avant d'en distinguer les deux principales variantes.

Le libéralisme appartient à la pensée moderne où, pour reprendre le découpage de Leo Strauss, il apparaît à l'issue de la première vague de la modernité. Il prend forme aux XVIIè et XVIIIè siècles avec Locke, Montesquieu, Adam Smith et il poursuit tout en le modifiant le travail des pionniers de la pensée moderne (Machiavel et Hobbes en particulier) avec un succès remarquable qui s'incarne dans la fondation de la République américaine.  Mais quelles sont les composantes essentielles du libéralisme à l'américaine?

2) LES COMPOSANTES ESSENTIELLES DU LIBERALISME A L'AMERICAINE

Les composantes essentielles du libéralisme à l'américaine, qui sont autant d'idées modernes sont les suivantes:

1) Le libéralisme participe au mouvement de sécularisation de la politique. Contre la tutelle exercée par l'Eglise sur le temporel au Moyen Age, contre l'intervention du bras séculier dans les affaires religieuses (pèse évidemment le souvenir des guerres de Religion), la pensée libérale revendique l'indépendance du politique vis-à-vis du religieux. La religion est considérée comme une affaire privée, elle doit être tenue hors de la sphère de la politique. Le spirituel perd sa primauté. Les choses de la terre et donc celles de la politique sont revalorisées et elles sont pensées non plus à partir d'un ordre naturel créé par Dieu mais à partir de l'homme lui-même. Dans un troisième sens, le libéralisme est la "doctrine politico-philosophique d'après laquelle l'unanimité n'est pas une condition nécessaire d'une bonne organisation sociale, et qui réclame pour tous les citoyens la "liberté de pensée"(6)

2) Le libéralisme est également moderne en ce qu'il rejette la subordination de la politique et de l'économie à la morale. Selon la philosophie classique et médiévale, la politique doit réaliser les conditions de la bona vita (saint Thomas d'Aquin), c'est-à-dire de la vie conforme aux exigences de la nature humaine. Parce que le mal est dans l'homme et que l'homme est ordonné à la vertu, la politique comme l'économie est soumise à la morale. La pensée moderne tient cette norme pour irréaliste et dangereuse. Il faut "prendre les hommes tels qu'ils sont" et nouer la société à partir des désirs réels des hommes. La solution libérale qui vise à se passer de la contrainte tout en faisant l'économie de la vertu est donnée par Locke. Avec prudence, contre la tradition, Locke avance que le désir d'acquisition, loin d'être mauvais par essence, est, convenablement orienté, profitable et raisonnable. Il donne à la société civile un fondement grossier mais solide. L'enseignement politique de Locke est la version prosaïque de la révolution amorcée par Machiavel et continuée par Hobbes. La découverte machiavélienne - la nécessité d'un substitut immoral ou amoral à la moralité - n'est devenue chose admise que grâce à la découverte de Locke que ce substitut était l'intérêt. "L'économisme est la formule machiavélienne devenue majeure"(7). La solution libérale passe alors non plus par l'élévation morale de l'homme mais d'abord par un bon agencement des institutions propre à canaliser ou à combiner les passions dans un sens favorable à la paix civile et à la liberté individuelle. Le libéralisme troque en quelque sorte la vertu contre la liberté. "The pursuit of happiness" selon la formule célèbre de Jefferson dans la Déclaration d'indépendance américaine, devient une affaire privée; à chacun de définir son intérêt, à chacun de donner un sens à sa vie. La fin de la politique n'est plus l'excellence humaine mais la préservation des droits de chacun. Le libéralisme est l'héritier du droit naurel moderne qui, au rebours du droit naturel classique, insiste non sur les devoirs de l'homme mais sur ses droits. Ces droits appartiennent de nature à tous les hommes - qui sont donc égaux en droit - et ils fixent des bornes au pouvoir de l'Etat. Le pouvoir est l'ennemi naturel des droits de l'homme, en particulier de la liberté, il importe donc de le limiter.

3) La limitation du pouvoir passe d'abord par certaines modalités de son organisation interne. Ces modalités sont définies par la théorie constitutionnelle libérale qui donnera pour une large part sa forme aux institutions occidentales. Le premier principe est celui de la séparation ou de la division des pouvoirs. Cette division des pouvoirs est conçue, par Montesquieu, par les Founding Fathers de la Constitution américaine, comme un système propre à faire obstacle au jeu nocif des passions politiques. En pratique, il s'agit d'agencer les pouvoirs de manière à prévenir par le butoir que les uns opposent aux autres. "Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, écrit Montesquieu dans une formule célèbre, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir"(8). En d'autres termes, il faut créer un rapport de forces favorables à la préservation de la liberté. Le second principe est celui de la suprématie du droit. La liberté est incompatible avec l'arbitraire, elle exige une protection, celle de la règle de droit, et la pensée libérale n'a cessé d'insister sur la nécessité de substituer l'obéïssance à la loi à la sujétion à des maîtres. Les gouvernants sont eux-mêmes soumis au droit - la Constitution, "garantie de la liberté d'un peuple"(9) - et le gouvernement ne doit pas être le gouvernement des hommes au travers des lois mais le gouvernement de règles générales, impersonnelles et justes ou la nomocratie.(10)

4) La limitation du pouvoir suppose également de restreindre son étendue. Le libéralisme dépolitise" des pans entiers de l'activité humaine: la religion, la morale dans une certaine mesure et aussi l'économie. C'est Adam Smith qui d'une certaine manière achève le travail de Locke et consacre l'autonomie de l'économie vis-à-vis de la morale et de la politique. A. Smith découvre un ordre autonome, le marché, ou selon son expression le système de la "liberté naturelle", qui a sa logique propre et combine les sentiments des hommes dans le sens de leurs intérêts. Grâce au marché (un système), on peut donc, en se passant à la fois de la vertu et de la contrainte, obtenir une coopération entre les hommes qui de plus assure la prospérité. Ce libéralisme économique est sans doute distinct du libéralisme politique - et les relations entre l'un et l'autre ne sont pas identiques d'un pays à l'autre - mais il appartient fondamentalement au même mouvement de pensée et à la même vision d'ensemble de l'ordre social, pensé à partir des désirs réels des hommes (qu'il faut articuler de manière favorable) et avec pour objectif la préservation de la liberté individuelle et donc la limitation du pouvoir. La parenté d'inspiration est particulièrement frappante dans le cas américain.

Les développements précédents n'échappent évidemment pas à un certain schématisme. Dans le détail les choses sont plus compliquées et il y a diverses variantes. Comment classer ces variantes? Nulle distinction ne s'est jusqu'à présent imposée. A titre d'approximation, il lest possible de distinguer deux principales versions du libéralisme. D'un côté, un libéralisme à tendance ou composante conservatrice, celui des "fondateurs" (Locke, Montesquieu, Adam Smith...), celui de Tocqueville, dont les héritiers contemporains sont en particulier les représentants de l'ordo-libéralisme allemand et du néo-conservatisme américain, notamment W. Röpke et I. Kristol. De l'autre, un libéralisme plus radical qui trouve son expression dans l'utilitarisme benthamien et se prolonge dans le libéralisme contemporain à endance libertarienne (M. Friedman, R. Nozick), ou libertarien - F.A. Hayek se rattache avec des nuances à ce libéralisme radical. Ces deux versions du libéralisme se distinguent pour l'essentiel par leurs interprétations de l'utilitarisme libéral et de l'individualisme libéral. Le libéralisme radical prône grosso modo un utilitarisme pur: l'homme n'est mû que par son intérêt et le bien n'est jamais que cet intérêt, il n'est que ce que l'individu considère comme tel. Dans cette optique le marché doit s'étendre autant que possible et l'Etat se  réduire à un Etat minimal. Le libéralisme conservateur s'accorde avec ce libéralisme raidcal pour refuser que l'Etat prenne en charge l'individu au nom du Bien mais il ne rejette pas totalement la morale dans la sphère privée, pas plus qu'il ne considère l'homme comme un pur homo oeconomicus. Le marché et davantage encore le régime démo-libéral ont besoin pour fonctionner d'un minimum de moralité ou de vertu. L'ordre social ne peut être uniquement fondé sur l'intérêt et l'Etat ne peut rester indifférent à la définition que les individus en donnent: cet intérêt n'est légitime que s'il est droitement entendu, comme le pensaient les "fondateurs". En d'autres termes, le libéralisme conservateur n'entend pas que l'autorité publique abdique toute responsabilité morale, pas plus qu'il ne récuse toute responsabilité publique en matière sociale. D'autre part, dans l'esprit du libéralisme conservateur, l'individu ne doit pas être abandonné seul et sans bagages, livré à ses seuls désirs. Ainsi, Adam Smith, comme les Founding Fathers, considérait comme acquis le rôle moral et l'influence modératrice d'un ensemble d'institutions: les religions instituées, la famille, le système d'éducation. Dans le même sens, le libéralisme conservateur insiste sur le rôle des structures intermédiaires (la famille, les associations, en particulier) qui sont à la fois des contre-pouvoirs et le moyen d'éviter l'atomisation de la société, l'isolement de l'individu. En revanche, le libéralisme radical pousse à l'extrême l'individualisme libéral. La version libérale radicale prône une solution pure. Le libéralisme fait peser sur l'homme la charge de la liberté. Le libéralisme conservateur cherche à l'alléger, le libéralisme radical considère l'homme comme apte à en supporter tout le poids.

BIBLIOGRAPHIE

I. KRISTOL.- Reflections of a Neoconservative, (New York, Basics Books, 1983).

H. LEPAGE.- Demain le libéralisme, (Paris, le livre de poche, 1980).

B. MANIN.- "Les deux libéralismes: marché ou contre-pouvoirs", Intervention, 9, mai-juin-juillet, 1984

P. ROSANVALLON.- Le capitalisme utopique, (Paris, Seuil, 1979)

L. STRAUSS.- Natural Right and History, (Chicago, Chicago University Press, 1953; trad. franç. Droit naturel et histoire (Paris, Plon 1954)

E. VOEGELIN.-Liberalism and its History" in Review of Politics 36 (4), octobre 1974.

 

_______________________________________________________________________________________

1) Philippe Petit "libéralisme" in Dictionnaire d'éthique et de morale (Paris, PUF 1996), p. 826

2) P. Bénéton " Libéralisme" in Encyclopédie Philosophique universelle II. Les Notions Philosophiques. (Paris, PUF, 1990), p. 1467.

3) A. Lalande Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie (Paris, PUF 1972), p. 557

4) A. Lalande Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie (Paris, PUF 1972), p. 557

5) A. Lalande Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie (Paris, PUF 1972), p. 557

6) A. Lalande Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie (Paris, PUF 1972), p. 557

7) Leo Strauss in Les Notions Philosophiques, p. 1467.

8) De l'Esprit des Lois in Les Notions Philosophiques, p. 1467.

9) Benjamin Constant in Les Notions Philosophiques, p. 1467.

10) Bertrand de Jouvenel in Les Notions Philosophiques, p. 1467.

 

Dr AKE Patrice Jean, pakejean@hotmail.com

 

dimanche 20 janvier 2008

CELEBRATION DES 40 ANS DE SACERDOCE DU PERE GASTON SANON PAR L'UCAO-UUA

QUI EST L’ABBE GASTON SANON ?

1) Né le 1er Octobre 1939, à Kokorowé en Haute Volta, actuel Burkina Fao, le Père Gaston Sanon est issu d’une famille chrétienne. Il est le 1er garçon de 8 enfants, héritier des coutumes traditionnelles de la famille.

2) Rentré tardivement à l’école primaire pour cette raison, à l’âge de 8 ans néanmoins, il fut le 1er certifié de son village en 1953.

3) Après l’obtention de CEPE, contrairement à son rêve d’être un agent de santé, par amitié pour un cousin, il rentre avec lui au petit séminaire de Nasso où des raisons de santé l’obligent à étudier le programme de la classe de 5è à la maison, comme autodidacte ; ce qui ne l’empêcha pas d’occuper la 2è place à l’examen de passage en classe supérieure. Chemin faisant au séminaire de Nasso, à la veille du BAC, le cousin ne sentant plus l’appel au sacerdoce, lui proposa d’intervertir les rôles : lui, devenant médecin pour s’occuper des corps, à la place de l’Abbé Gaston qui deviendrait prêtre à sa place pour s’occuper des âmes. Marché conclu sans problème puisque l’objectif commun était de se mettre au service des autres.

4) Père Gaston fut le 1er de liste dans tout le Burkina à l’obtention du Bac A en 1961 (il faut savoir qu’à l’époque que, allaient en A, ceux qui étaient bons dans toutes les matières). Il résista à des sollicitations pour l’école militaire de St Cyr qui offrait beaucoup d’avantages matériels, à ce lendemain des indépendances, pour rentrer au Grand Séminaire de Koumi.

5) Il sera le seul prêtre de sa promotion à être ordonné par Mgr André Dupon pour le compte du Diocèse de Bobo-Dioulasso, le 1er Juillet 1967.

6) De 67 à 69, il servira comme vicaire aumônier des lycées et collèges et mouvements de jeunes, à la Paroisse Ste Famille de Tounouman à Bobo-Dioulasso.

7) En Septembre 69, il fut envoyé en France pour un stage de formation qui se prolongea en 8 années d’études conclues par 3 doctorats de 3è cycle avec Mention Très Bien, en Philosophie(Philosophie Africaine), en Théologie (Dogmatique), en Sociologie (Sciences de l’éducation).

8) Comme expérience pastorale et professionnelle, sur ces 40 ans de ministère sacerdotale, l’Abbé Gaston n’a passé que 2 ans en ministère paroissiale, et le reste dans l’enseignement, qui a toujours été pour lui un ministère sacerdotal, une mission d’Eglise. C’est ainsi qu’il a enseigné à l’Université de Ouagadougou, au Grand Séminaire de Koumi, au Grand Séminaire de Bamako e de N’Djaména comme missionnaire. La majeure partie de cette vie d’enseignant fut consacrée à l’UCAO à Abidjan, de 1983 à 1993, comme professeur missionnaire et de 1994 à 2004 comme professeur permanent.

9) A ceux qui ne le sauraient pas, c’est le Père Gaston Sanon qui a insisté pur que le projet de philosophat de l’UCAO se réalise plutôt en Faculté de Philosophie, et que les diplômes soient reconnus comme diplômes d’Etat au Conseil Africain et Malgache de l’Enseignement Supérieur (CAMES) ; ce qui a facilité la reconnaissance des diplômes d’autres facultés de l’UCAO. C’est certainement l’une de ses consolations dans son ministère sacerdotal comme enseignant.

10) Ceux qui le connaissent savent que le Père Gaston est un homme toujours partant pour le changement et d’être toujours serviable. C’est ainsi que dès la classe de 6è, il a dû lutter contre la coutume face au chef du village, pour qu’il y ait plantation d’arbres autres que les arbres cultuels autorisés. Aujourd’hui Kokorowé est l’un des villages les plus verdoyants de la région, renommé pour sa « guinguette ». Une autre satisfaction morale, c’est d’avoir obtenu l’implantation d’une école publique dans son village, d’où sont déjà sortis des cadres de la Fonction Publique.

Après 40 ans de sacerdoce ministériel, avec ses hauts et ses bas, le Père Gaston nous confie que ce qui l’a soutenu et le soutient toujours, c’est la vérité du Christ : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis. » Le Christ savait donc à quoi il s’engageait et le choisissant et il est resté fidèle à son engagement. Il l’en remercie ainsi que tous ceux qui l’ont aidé à reconnaître sa présence dans sa vie.

CELEBRATION DES 40 ANS DE SACERDOCE DU PERE GASTON SANON PAR L'UCAO-UUA

QUI EST L’ABBE GASTON SANON ?

1) Né le 1er Octobre 1939, à Kokorowé en Haute Volta, actuel Burkina Fao, le Père Gaston Sanon est issu d’une famille chrétienne. Il est le 1er garçon de 8 enfants, héritier des coutumes traditionnelles de la famille.

2) Rentré tardivement à l’école primaire pour cette raison, à l’âge de 8 ans néanmoins, il fut le 1er certifié de son village en 1953.

3) Après l’obtention de CEPE, contrairement à son rêve d’être un agent de santé, par amitié pour un cousin, il rentre avec lui au petit séminaire de Nasso où des raisons de santé l’obligent à étudier le programme de la classe de 5è à la maison, comme autodidacte ; ce qui ne l’empêcha pas d’occuper la 2è place à l’examen de passage en classe supérieure. Chemin faisant au séminaire de Nasso, à la veille du BAC, le cousin ne sentant plus l’appel au sacerdoce, lui proposa d’intervertir les rôles : lui, devenant médecin pour s’occuper des corps, à la place de l’Abbé Gaston qui deviendrait prêtre à sa place pour s’occuper des âmes. Marché conclu sans problème puisque l’objectif commun était de se mettre au service des autres.

4) Père Gaston fut le 1er de liste dans tout le Burkina à l’obtention du Bac A en 1961 (il faut savoir qu’à l’époque que, allaient en A, ceux qui étaient bons dans toutes les matières). Il résista à des sollicitations pour l’école militaire de St Cyr qui offrait beaucoup d’avantages matériels, à ce lendemain des indépendances, pour rentrer au Grand Séminaire de Koumi.

5) Il sera le seul prêtre de sa promotion à être ordonné par Mgr André Dupon pour le compte du Diocèse de Bobo-Dioulasso, le 1er Juillet 1967.

6) De 67 à 69, il servira comme vicaire aumônier des lycées et collèges et mouvements de jeunes, à la Paroisse Ste Famille de Tounouman à Bobo-Dioulasso.

7) En Septembre 69, il fut envoyé en France pour un stage de formation qui se prolongea en 8 années d’études conclues par 3 doctorats de 3è cycle avec Mention Très Bien, en Philosophie(Philosophie Africaine), en Théologie (Dogmatique), en Sociologie (Sciences de l’éducation).

8) Comme expérience pastorale et professionnelle, sur ces 40 ans de ministère sacerdotale, l’Abbé Gaston n’a passé que 2 ans en ministère paroissiale, et le reste dans l’enseignement, qui a toujours été pour lui un ministère sacerdotal, une mission d’Eglise. C’est ainsi qu’il a enseigné à l’Université de Ouagadougou, au Grand Séminaire de Koumi, au Grand Séminaire de Bamako e de N’Djaména comme missionnaire. La majeure partie de cette vie d’enseignant fut consacrée à l’UCAO à Abidjan, de 1983 à 1993, comme professeur missionnaire et de 1994 à 2004 comme professeur permanent.

9) A ceux qui ne le sauraient pas, c’est le Père Gaston Sanon qui a insisté pur que le projet de philosophat de l’UCAO se réalise plutôt en Faculté de Philosophie, et que les diplômes soient reconnus comme diplômes d’Etat au Conseil Africain et Malgache de l’Enseignement Supérieur (CAMES) ; ce qui a facilité la reconnaissance des diplômes d’autres facultés de l’UCAO. C’est certainement l’une de ses consolations dans son ministère sacerdotal comme enseignant.

10) Ceux qui le connaissent savent que le Père Gaston est un homme toujours partant pour le changement et d’être toujours serviable. C’est ainsi que dès la classe de 6è, il a dû lutter contre la coutume face au chef du village, pour qu’il y ait plantation d’arbres autres que les arbres cultuels autorisés. Aujourd’hui Kokorowé est l’un des villages les plus verdoyants de la région, renommé pour sa « guinguette ». Une autre satisfaction morale, c’est d’avoir obtenu l’implantation d’une école publique dans son village, d’où sont déjà sortis des cadres de la Fonction Publique.

Après 40 ans de sacerdoce ministériel, avec ses hauts et ses bas, le Père Gaston nous confie que ce qui l’a soutenu et le soutient toujours, c’est la vérité du Christ : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis. » Le Christ savait donc à quoi il s’engageait et le choisissant et il est resté fidèle à son engagement. Il l’en remercie ainsi que tous ceux qui l’ont aidé à reconnaître sa présence dans sa vie.

samedi 19 janvier 2008

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

1. INTRODUCTION

Le XXè siècle aura été un siècle marqué par la politique, avec toutes les promesses et toutes les tragédies qu' une telle perspectives évoque. Aux horreurs de guerres mondiales et de conflits ethniques de proportions jusque-là inégalées auront répondu, selon un mouvement incessant de va-et-vient, la proclamation la plus décidée des droits universels de l' être humain et la vision la plus large d' une communauté internationale cimentée par des normes juridiques, morales et politiques capables de faire front aux pires outrages et aux inhumaines déchirures. Parallèlement, aucune époque n' aura sans doute présenté une recomposition si frappante du champ religieux, tant en ce qui concerne les relations internes du christianisme(oecuménisme) qu'en ce qui touche au dialogue interreligieux. Or, il faut bien voir que ces deux mouvements - politisation du monde et redéploiement du religieux - entretiennent entre eux des rapports complexes.

Instruit des contradictions de la rébellion guévariste comme de la politique socialiste, Régis Debray a pu écrire une fort éclairante Critique de la raison politique(1), montrant notamment comment, dans l'autonomisation déraisonnable des pouvoirs, s' énonce un "inconscient religieux", nouvel absolu totalitaire sans contrôle et sans partage, déconnectée de toute visée éthique. De son côté, le groupe "Socialisme ou barbarie", animé par Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Edgar Morin, prenant congé de l' idéologie marxiste, avait dénoncé le totalitarisme d' une politique saturée de pouvoir, et ne laissant plus aucune place à un "centre vide"(2), condition sine qua non d' une vie démocratique authentique. Marcel Gauchet avait mis en évidence la ligature du religieux et du politique, en appelant à une "sortie de la religion" qui ne soit pas absolutisation du politique(3). En effet, cette "histoire politique de la religion" (comme dit le sous-titre de l' ouvrage), en déroulant les transformations modernes et post-modernes de la religion, enlève du même coup au monde de l' institutionnel et du politique tout droit de tutelle sur la position subjective de l' individu, lieu de problématisation incessante. Quant à Gilles Kepel, son hypothèse d' une "revanche de Dieu"(4) passant par les fondamentalismes propres aux trois religions monothéistes conduisait tout droit au concept des "politiques de Dieu"(5). Un tel concept implique que la découverte du sens, censée fonder la justification du politique, se joue à même le religieux.

Nous assistons donc à un retournement spectaculaire des effets supposés du processus de sécularisation: loin de s' émanciper de la tradition et de la religion, le politique, pour se constituer, refait appel à elles, que ce soit pour restaurer un système hiérarchique ou pour fonder un système démocratique.

Traiter du politique ou de la politique dans une vision catholique, c' est s' interroger sur les destins croisés et ambivalents du religieux et du politique, tout en prêtant attention à leur configuration spécifique en régime d' expérience catholique. La manière dont le Concle Vatican II parle des rapports entre l'Eglise et la communauté politique est très suggestive. Dans Gaudium et Spes, les Pères Conciliaires affirment sans ambages "L'Eglise...ne se confond d' aucune manière avec la communauté politique et n' est liée à aucun système politique...(Elle) est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine"(6). Ainsi, poursuit le Concile "Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Eglise sont indépendantes l' une de l' autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes"(7)

2 LE POLITIQUE ET LA POLITIQUE

2.1. LE SENS DE LA VIE POLITIQUE

Le terme "politique" est polysémique. Au féminin, il désigne une activité au service de la cité. Au masculin, il désigne d' une part l' essence ou la nature de la visée de cette activité, d' autre part l' homme, le citoyen, qui s' y livre ou même s' y consacre (le terme "politicien" a généralement une nuance péjorative et nous ne l' emploierons que pour désigner une pathologie de l'homo politicus). Ces trois significations sont si étroitement imbriquées que nous ne pourrons pas les traiter séparément.

Il n' y a de politique qu' à l' intérieur d' une cité, quelles que soient les dimensions de celle-ci. Elle suppose donc l' existence d' une communauté humaine dont les membres (individus et groupes) ont la volonté de vivre ensemble, d' avoir et de créer une histoire propre. Cette volonté s' enracine dans un passé, à la fois historique et mythique. Il n' y a pas de cité  sans tradition et respect de cette tradition. Mais il n' y a pas non plus de cité sans projet d' avenir. Entre tradition et projet d' avenir il peut y avoir une tension; il arrive que le projet rompe avec la tradition. Il ne l' évacue pourtant jamais complètement. On appelle révolution le moment historique, qui peut être brutal ou s' étendre dans la durée, où entre tradition et projet la cassure est nette. L' un des exemples classiques est celui de la Révolution française: non seulement les institutions et les législations ont été bouleversées de fond en comble, mais (et c' est sans doute encore plus important) les acteurs sociaux de la Révolution ont, par l' exécution du roi Louais XVI, accompli ce que la psychanalyse appellera le "meurtre du père": en effet, le roi, père de ses sujets, était à la fois le porteur et le garant de la tradition. Toutefois, même si les contemporains ont vécu la Révolution comme une rupture de l' ordre ancien, avec le recul on s' aperçoit qu' elle n' a pas mis à mort la tradition et qu' elle a raconterai poursuivi l'oeuvre  d'unification et de centralisation qui avait caractérisé la royauté depuis des siècles. Continuité et progrès, tradition et révolution sont la caractéristiques de la politique.

L'existence d'une communauté d'hommes et de femmes décidés à vivre ensemble n'est pas l'unique condition de la politique. Elle n' en est que la plus fondamentale et elle en appelle nécessairement une seconde: l'existence d'un pouvoir organisateur qui permet à cette vie commune de ne pas se désagréger. Si la première condition peut être dite horizontale, la seconde est dite verticale parce qu'elle s'exerce de haut en bas. A l' époque moderne, on appelle État ce pouvoir organisateur. Il faut bien voir que si la dimension horizontale, que nous pouvons appeler la nation, est une réalité concrète, dont il est possible de donner une description sociologique, voire psychologique (psychologie des peuples), l'Etat n'est pas une communauté concrète, c'est un être abstrait qui ne devient visible que dans ses incarnations concrètes: le gouvernement, les autorités régionales et locales, les diverses formes d' administration. Ces formes concrètes sont susceptibles de se transformer, mais l'Etat substitue sous ces transformations. Sa disparition est certes possible pour un temps très court: il peut y avoir (quoique les exemples en soient rares) une période d'anarchie, au sens propre de ce mot. Mais l'anarchie se révèle insupportable parce qu'elle prive les hommes de tout repère, de tout critère d'action, de toute sécurité. Tel le phénix, l'Etat renaît de ses cendres: il se donne une nouvelle constitution, il confie l'exercice du pouvoir à d'autres hommes représentatifs, à d'autres forces sociales. En disant: "l'Etat, c'est moi", Louis XVI s'est lourdement trompé. Il voulait dire, ce qui était  peu près exact, qu'il concentrait tous les pouvoirs. Mais Louis XIV est mort et l'Etat n'a pas été enseveli avec lui.

L'Etat n'exerce son pouvoir que dans des limites territoriales précises: à notre époque, ces limites définissent souvent une nation, éventuellement un groupe de nations, parfois d'autres regroupements. Mais il n'est nullement inconcevable qu'apparaissent des formes d'Etat supranationales. On les a connues dans le passé lorsque par suite des avatars de la politique et des guerres, des nations consentantes ou non se trouvaient réunies sous la même autorité étatique (par exemple l'Etat austro-hongrois). La conscience nationale s'étant renforcée nous avons assisté à la disparition des grands empires: la dislocation de l'Union soviétique est un exemple récent particulièrement significatif. Mais une autre forme étatique supranationale se dessine aujourd'hui. Pour des raisons économiques, mais aussi politiques et culturelles, des Etats-nations sont amenés à abandonner une partie importante de leur souveraineté au profit de ce qui n'est pas encore un Etat, mais en présente déjà certaines caractéristiques; il convient de citer ici l'union africaine, la construction européenne, bien qu'elles n'aient pas encore atteint le degré intermédiaire de fédération d'Etats. L'Afrique(Europe) sera un Etat, réunissant sous son autorité des nations diverses qui conserveront leur identité et une grande partie de leur souverainté interne, le jour où elle disposera non seulement d'une monnaie et d'une défense coordonnée, mais élaborera une politique étrangère commune, développera une législation propre directement applicable et donnera à la citoyenneté africaine une pleine valeur.

Le débat est loin d'être terminé entre les tenants d'une identité étatique nationale et ceux d'une identité étatique supranationale. Nous noterons ici deux perspectives différentes qui apportent une contribution au débat. D'un côté, un auteur comme Denis de Rougemont s'est livré à une critique radicale de l'idée même de l'Etat-nation(8), au nom d'une vision fédéraliste et autogestionnaire de la démocratie et de l'Europe, mais on peut craindre qu'il y ait là une utopie reposant en dernière instance sur un refus de toute organisation politique véritable, et donc de l'Etat lui-même. D'un autre côté, le philosophe Jean-Marc Ferry(9), à la suite de Jürgen Habermas, a palidé avec vigueur pour l'idée d'une identité postnationale, basée non plus sur le sentiment national, mais sur un patriotisme constitutionnel garantissant les fondements démocratiques de l'Etat de droit.

Il est possible que nous sortions de l'ère des Etats-nations qui a connu son triomphe aux XIXè siècle et au XXè siècles, mais cette évolution est lente et se heurte à des résistances qu ajillissent du tréfonds des consciences nationales. Quels que soient les contours politiques et les frontières géopolitiques des Etats de demain, le problème de la légitimation des Etats de demain et de la définition normative de leurs relations mutuelles ne saurait être éludé; il continuera à conditionner le développement intérieur et extérieur des peuples et à tracer le cadre des relations internationales et de la paix mondiale.

La vie politique consiste à s'emparer du pouvoir et à s'efforcer de le garder. Il y a démocratie là où la conquête et la conservation du pouvoir reposent sur des élections libres organisées périodiquement et à des dates fixes. Il n'y a plus démocratie lorsque le pouvoir ne se maintient que grâce à l'existence d'un parti unique, reputé seul légitime et lorsque la consultation populaire se métamorphose en plébiscite d'un homme, d'un groupe d'hommes et de forces sociales qui l'ont porté au pouvoir. Alors que les anciens (et notamment Platon), mais aussi les modernes (Montesqieu), pouvaient distinguer au moins qutre formes de régimes politiques, il n'est guère possible aujourd'hui, malgré la diversité des constitutions et des institutions, de repérer autre chose que la démocratie et la dictature. Cette dernière trouve son point d'appui dans l'armée et la police, mais, plus discrètement, dans certaines forces économiques dominantes.

La démocratie a pour règle le respect de la volonté de la majorité des citoyens, volonté qui s'exprime dans des élections libres. Le postulat implicite de ce régime politique est que la raison et la vérité sont du côté de la majorité. Ce postulat est bien sûr indémontrable, même si l'on pense comme Descartes que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée". Il est donc important d'introduire dans le fonctionnement du régime démocratique divers correctifs. En principe, un parlement élu démocratiquement n'a pas le pouvoir de voter n'importe quelle loi. Il faut que cette loi soit en conformité avec la constitution, c'est-à-dire avec un ensemble de principes que le peuple s'est certes donné, mais par lesquels il abdique pour la suite de l'histoire une part de son arbitraire. Aussi voit-on dans beaucoup d'Etats modernes  l'existence d'une cour institutionnelle qui se prononce de façon souveraine sur la constitutionnalité ou l'inconstitutionalité des lois votées par le Parlement. L'efficacité de cette instance est d'autant plus grande qu'elle est composée d'un petit nombre d'hommes et de femmes ayant donné des preuves de leur impartialité et de leur compétence. Dans les sociétés sécularisées , la constitution joue un rôle analogue à celui que jouait le Décalogue pour le peuple d'Israël ou le droit naturel pour l'Europe christianisée. Car contrairement à une interprétation laïciste du processus de sécularisation et de l'évolution du droit positif, on doit admettre ici la nécessité vitale d'ne référence supra-positive, susceptible de légitimer un véritable Etat de droit et de fonder une possible résistance à son égard.

D'autres correctifs peuvent et devraient être conçus, par exemple des dispositions qui, à l'intérieur de la nation, protègent les droits de la minorité, occasionnelle, mais surtout permanente, minorité qui n'a pas la possibilité d'être représentée de façon significative au sein du Parlement. Il peut s'agir de minorités ethniques ou religieuses qui ont besoin d'être protégées pour conserver leur identité, ou encore de minorités politiques battues lors d'une consultation électorale, mais qui conservent pour l'avenir leurs chances d'accéder à nouveau au pouvoir. Les politologues peuvent légitimement soutenir la thèse que dans un parlement démocratique, il n'est pas bon qu'il y ait une majorité écrasante qui puisse faire la loi sans considération pour les minorités. Mais nous entrons ici dans le domaine du désirable, qui ne peut guère être déterminé par des dispositions légales. Il est souhaitable qu'une majorité écrasante sortie des urnes sache dominer sa victoire et qu'elle suscite une opposition qui constitue un contre-pouvoir.

Nous avons jusqu'à présent examiné le seul cas où, par la voie des élections, les citoyens désignent des représentants, donc le cas de la démocratie parlementaire ou indirecte. C'est en règle générale le système adopté par les grandes nations, surtout lorsqu'elles n'ont pas de structure fédérale, alors que des pays plus petits (la Suisse par exemple) peuvent recourir, soit pour un canton, soit pour l'ensemble des cantons, à la démocratie directe, appelée encore référendum populaire. Ce système présente l'avantage que tous les citoyens participent personnellement à la formation de la loi, car il peut se creuser rapidement un écart entre les représentants de la population et leurs mandants. De là diverses tentatives pour ouvrir aux simples citoyens qui réunissent un nombre suffisant de signatures la possibilité d'obtenir l'organisation d'un référendum. Mais il est évident que le maniement de l'arme référendendaire est délicat: pour que le référendum ait une valeur politique, il faut que la question posée soit d'une clarté et d'une simplicité telles qu'il n'y ait dans l'esprit des citoyens aucune ambiguité possible.

La politique, étant donné ses liens accrus avec l'économie et par là même avec le progrès technologique et la science, a cessé d'être une simple question de bon sens, même si elle le requiert toujours. Il résulte de sa complexité même qu'elle a sans cesse besoin d'être expliquée et que l'un des problèmes de l'Etat moderne est celui de la communication (comme en témoigne l'apparition relativement récente de ministères de l'Information, de la Communication et des Nouvelles Technologies de l'Information). La presse écrite, dont on ne saurait sous-estimer le rôle, n'est plus la première source d'information: elle est supplée par les moyens audiovisuels qui apportent aux auditeurs et aux téléspectateurs une masse presque excessive d'informations immédiates sur les événements proches ou lointains. Le journal, et à plus forte raison, l'hebdomadaire, le mensuel ou la revue, sont forcément en retard par rapport à l'audiovisuel, mais ils demeurent indispensables en tant que commentaires, explications, mises en perspective des événements. Tous ces moyens d'information sans lesquels il y aurait démobilisation et dépolitisation de l'opinion présentent suivant les époques et les régimes politiques un risque plus ou moins accentué, mais jamais nul, de manque d'impartialité, qui ne peut être ignoré ni ne saurait être totalement supprimé. Car il n'est pas de politique sans passion. Sans doute celle-ci peut-être mesurée, refrénée, enchâssée dans la réflexion: elle n'est jamais réduite au niveau zéro. La dépolitisation  de la société ivoirienne est le signe d'une société qui s'ennuie, peut-être en raison de son extrême manque de pouvoir d'achat et qui cherche le repas quotidien au lieu de s'intéresser aux turpitudes des hommes politiques. Saint Simon (1760-1825) et Cournot (1801-1877) se sont trompés lorsqu'ils ont prophétisé le règne des "industriels", nous dirions aujourd'hui des technocrates et des managers. Cournot a porté sur sa doctrine un jugement critique qui la condamne: il a annoncé la fin de l'histoire qui est aussi la fin de toute passion, y compris celle, si importante en politique, de l'espérance de temps nouveaux ou d'un nouveau démarrage de l'histoire. C'est pourquoi il n'est pas rare d'entendre les politiciens promettre le bonheur: promesse trompeuse, certes, mais significative.

2.2. L'ORDRE ET LA JUSTICE

A suivre...........

_____________________________________________________________________________________________

1) DEBRAY(Régis).- Critique de la raison politique (Paris, Gallimard, 1981)

2) LEFORT cité dans MEHL (Roger) et MULLER (Denis).- " Politique" dans Encyclopédie du protestantisme (Paris, PUF, ), p. 1073

3) GAUCHET(Marcel).- Le désenchantement du monde, (Paris, Gallimard, 1985)

4) KEPEL(Gilles).- Revanche de Dieu, (Paris, Seuil, 1991)

5) KEPEL(Gilles).- Politiques de Dieu, (Paris, Seuil, 1993)

6) L'Eglise dans le Monde de ce Temps n°76, §2

7) Ibidem, §3

8) ROUGEMONT(Denis de).- L'avenir est notre affaire, (Paris, Stock, 1977)

9) FERRY(Jean-Marc).- Les puissances de l'expérience, 2vol. (Paris, Cerf, 1991)

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

1. INTRODUCTION

Le XXè siècle aura été un siècle marqué par la politique, avec toutes les promesses et toutes les tragédies qu' une telle perspectives évoque. Aux horreurs de guerres mondiales et de conflits ethniques de proportions jusque-là inégalées auront répondu, selon un mouvement incessant de va-et-vient, la proclamation la plus décidée des droits universels de l' être humain et la vision la plus large d' une communauté internationale cimentée par des normes juridiques, morales et politiques capables de faire front aux pires outrages et aux inhumaines déchirures. Parallèlement, aucune époque n' aura sans doute présenté une recomposition si frappante du champ religieux, tant en ce qui concerne les relations internes du christianisme(oecuménisme) qu'en ce qui touche au dialogue interreligieux. Or, il faut bien voir que ces deux mouvements - politisation du monde et redéploiement du religieux - entretiennent entre eux des rapports complexes.

Instruit des contradictions de la rébellion guévariste comme de la politique socialiste, Régis Debray a pu écrire une fort éclairante Critique de la raison politique(1), montrant notamment comment, dans l'autonomisation déraisonnable des pouvoirs, s' énonce un "inconscient religieux", nouvel absolu totalitaire sans contrôle et sans partage, déconnectée de toute visée éthique. De son côté, le groupe "Socialisme ou barbarie", animé par Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Edgar Morin, prenant congé de l' idéologie marxiste, avait dénoncé le totalitarisme d' une politique saturée de pouvoir, et ne laissant plus aucune place à un "centre vide"(2), condition sine qua non d' une vie démocratique authentique. Marcel Gauchet avait mis en évidence la ligature du religieux et du politique, en appelant à une "sortie de la religion" qui ne soit pas absolutisation du politique(3). En effet, cette "histoire politique de la religion" (comme dit le sous-titre de l' ouvrage), en déroulant les transformations modernes et post-modernes de la religion, enlève du même coup au monde de l' institutionnel et du politique tout droit de tutelle sur la position subjective de l' individu, lieu de problématisation incessante. Quant à Gilles Kepel, son hypothèse d' une "revanche de Dieu"(4) passant par les fondamentalismes propres aux trois religions monothéistes conduisait tout droit au concept des "politiques de Dieu"(5). Un tel concept implique que la découverte du sens, censée fonder la justification du politique, se joue à même le religieux.

Nous assistons donc à un retournement spectaculaire des effets supposés du processus de sécularisation: loin de s' émanciper de la tradition et de la religion, le politique, pour se constituer, refait appel à elles, que ce soit pour restaurer un système hiérarchique ou pour fonder un système démocratique.

Traiter du politique ou de la politique dans une vision catholique, c' est s' interroger sur les destins croisés et ambivalents du religieux et du politique, tout en prêtant attention à leur configuration spécifique en régime d' expérience catholique. La manière dont le Concle Vatican II parle des rapports entre l'Eglise et la communauté politique est très suggestive. Dans Gaudium et Spes, les Pères Conciliaires affirment sans ambages "L'Eglise...ne se confond d' aucune manière avec la communauté politique et n' est liée à aucun système politique...(Elle) est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine"(6). Ainsi, poursuit le Concile "Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Eglise sont indépendantes l' une de l' autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes"(7)

2 LE POLITIQUE ET LA POLITIQUE

2.1. LE SENS DE LA VIE POLITIQUE

Le terme "politique" est polysémique. Au féminin, il désigne une activité au service de la cité. Au masculin, il désigne d' une part l' essence ou la nature de la visée de cette activité, d' autre part l' homme, le citoyen, qui s' y livre ou même s' y consacre (le terme "politicien" a généralement une nuance péjorative et nous ne l' emploierons que pour désigner une pathologie de l'homo politicus). Ces trois significations sont si étroitement imbriquées que nous ne pourrons pas les traiter séparément.

Il n' y a de politique qu' à l' intérieur d' une cité, quelles que soient les dimensions de celle-ci. Elle suppose donc l' existence d' une communauté humaine dont les membres (individus et groupes) ont la volonté de vivre ensemble, d' avoir et de créer une histoire propre. Cette volonté s' enracine dans un passé, à la fois historique et mythique. Il n' y a pas de cité  sans tradition et respect de cette tradition. Mais il n' y a pas non plus de cité sans projet d' avenir. Entre tradition et projet d' avenir il peut y avoir une tension; il arrive que le projet rompe avec la tradition. Il ne l' évacue pourtant jamais complètement. On appelle révolution le moment historique, qui peut être brutal ou s' étendre dans la durée, où entre tradition et projet la cassure est nette. L' un des exemples classiques est celui de la Révolution française: non seulement les institutions et les législations ont été bouleversées de fond en comble, mais (et c' est sans doute encore plus important) les acteurs sociaux de la Révolution ont, par l' exécution du roi Louais XVI, accompli ce que la psychanalyse appellera le "meurtre du père": en effet, le roi, père de ses sujets, était à la fois le porteur et le garant de la tradition. Toutefois, même si les contemporains ont vécu la Révolution comme une rupture de l' ordre ancien, avec le recul on s' aperçoit qu' elle n' a pas mis à mort la tradition et qu' elle a raconterai poursuivi l'oeuvre  d'unification et de centralisation qui avait caractérisé la royauté depuis des siècles. Continuité et progrès, tradition et révolution sont la caractéristiques de la politique.

L'existence d'une communauté d'hommes et de femmes décidés à vivre ensemble n'est pas l'unique condition de la politique. Elle n' en est que la plus fondamentale et elle en appelle nécessairement une seconde: l'existence d'un pouvoir organisateur qui permet à cette vie commune de ne pas se désagréger. Si la première condition peut être dite horizontale, la seconde est dite verticale parce qu'elle s'exerce de haut en bas. A l' époque moderne, on appelle État ce pouvoir organisateur. Il faut bien voir que si la dimension horizontale, que nous pouvons appeler la nation, est une réalité concrète, dont il est possible de donner une description sociologique, voire psychologique (psychologie des peuples), l'Etat n'est pas une communauté concrète, c'est un être abstrait qui ne devient visible que dans ses incarnations concrètes: le gouvernement, les autorités régionales et locales, les diverses formes d' administration. Ces formes concrètes sont susceptibles de se transformer, mais l'Etat substitue sous ces transformations. Sa disparition est certes possible pour un temps très court: il peut y avoir (quoique les exemples en soient rares) une période d'anarchie, au sens propre de ce mot. Mais l'anarchie se révèle insupportable parce qu'elle prive les hommes de tout repère, de tout critère d'action, de toute sécurité. Tel le phénix, l'Etat renaît de ses cendres: il se donne une nouvelle constitution, il confie l'exercice du pouvoir à d'autres hommes représentatifs, à d'autres forces sociales. En disant: "l'Etat, c'est moi", Louis XVI s'est lourdement trompé. Il voulait dire, ce qui était  peu près exact, qu'il concentrait tous les pouvoirs. Mais Louis XIV est mort et l'Etat n'a pas été enseveli avec lui.

L'Etat n'exerce son pouvoir que dans des limites territoriales précises: à notre époque, ces limites définissent souvent une nation, éventuellement un groupe de nations, parfois d'autres regroupements. Mais il n'est nullement inconcevable qu'apparaissent des formes d'Etat supranationales. On les a connues dans le passé lorsque par suite des avatars de la politique et des guerres, des nations consentantes ou non se trouvaient réunies sous la même autorité étatique (par exemple l'Etat austro-hongrois). La conscience nationale s'étant renforcée nous avons assisté à la disparition des grands empires: la dislocation de l'Union soviétique est un exemple récent particulièrement significatif. Mais une autre forme étatique supranationale se dessine aujourd'hui. Pour des raisons économiques, mais aussi politiques et culturelles, des Etats-nations sont amenés à abandonner une partie importante de leur souveraineté au profit de ce qui n'est pas encore un Etat, mais en présente déjà certaines caractéristiques; il convient de citer ici l'union africaine, la construction européenne, bien qu'elles n'aient pas encore atteint le degré intermédiaire de fédération d'Etats. L'Afrique(Europe) sera un Etat, réunissant sous son autorité des nations diverses qui conserveront leur identité et une grande partie de leur souverainté interne, le jour où elle disposera non seulement d'une monnaie et d'une défense coordonnée, mais élaborera une politique étrangère commune, développera une législation propre directement applicable et donnera à la citoyenneté africaine une pleine valeur.

Le débat est loin d'être terminé entre les tenants d'une identité étatique nationale et ceux d'une identité étatique supranationale. Nous noterons ici deux perspectives différentes qui apportent une contribution au débat. D'un côté, un auteur comme Denis de Rougemont s'est livré à une critique radicale de l'idée même de l'Etat-nation(8), au nom d'une vision fédéraliste et autogestionnaire de la démocratie et de l'Europe, mais on peut craindre qu'il y ait là une utopie reposant en dernière instance sur un refus de toute organisation politique véritable, et donc de l'Etat lui-même. D'un autre côté, le philosophe Jean-Marc Ferry(9), à la suite de Jürgen Habermas, a palidé avec vigueur pour l'idée d'une identité postnationale, basée non plus sur le sentiment national, mais sur un patriotisme constitutionnel garantissant les fondements démocratiques de l'Etat de droit.

Il est possible que nous sortions de l'ère des Etats-nations qui a connu son triomphe aux XIXè siècle et au XXè siècles, mais cette évolution est lente et se heurte à des résistances qu ajillissent du tréfonds des consciences nationales. Quels que soient les contours politiques et les frontières géopolitiques des Etats de demain, le problème de la légitimation des Etats de demain et de la définition normative de leurs relations mutuelles ne saurait être éludé; il continuera à conditionner le développement intérieur et extérieur des peuples et à tracer le cadre des relations internationales et de la paix mondiale.

La vie politique consiste à s'emparer du pouvoir et à s'efforcer de le garder. Il y a démocratie là où la conquête et la conservation du pouvoir reposent sur des élections libres organisées périodiquement et à des dates fixes. Il n'y a plus démocratie lorsque le pouvoir ne se maintient que grâce à l'existence d'un parti unique, reputé seul légitime et lorsque la consultation populaire se métamorphose en plébiscite d'un homme, d'un groupe d'hommes et de forces sociales qui l'ont porté au pouvoir. Alors que les anciens (et notamment Platon), mais aussi les modernes (Montesqieu), pouvaient distinguer au moins qutre formes de régimes politiques, il n'est guère possible aujourd'hui, malgré la diversité des constitutions et des institutions, de repérer autre chose que la démocratie et la dictature. Cette dernière trouve son point d'appui dans l'armée et la police, mais, plus discrètement, dans certaines forces économiques dominantes.

La démocratie a pour règle le respect de la volonté de la majorité des citoyens, volonté qui s'exprime dans des élections libres. Le postulat implicite de ce régime politique est que la raison et la vérité sont du côté de la majorité. Ce postulat est bien sûr indémontrable, même si l'on pense comme Descartes que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée". Il est donc important d'introduire dans le fonctionnement du régime démocratique divers correctifs. En principe, un parlement élu démocratiquement n'a pas le pouvoir de voter n'importe quelle loi. Il faut que cette loi soit en conformité avec la constitution, c'est-à-dire avec un ensemble de principes que le peuple s'est certes donné, mais par lesquels il abdique pour la suite de l'histoire une part de son arbitraire. Aussi voit-on dans beaucoup d'Etats modernes  l'existence d'une cour institutionnelle qui se prononce de façon souveraine sur la constitutionnalité ou l'inconstitutionalité des lois votées par le Parlement. L'efficacité de cette instance est d'autant plus grande qu'elle est composée d'un petit nombre d'hommes et de femmes ayant donné des preuves de leur impartialité et de leur compétence. Dans les sociétés sécularisées , la constitution joue un rôle analogue à celui que jouait le Décalogue pour le peuple d'Israël ou le droit naturel pour l'Europe christianisée. Car contrairement à une interprétation laïciste du processus de sécularisation et de l'évolution du droit positif, on doit admettre ici la nécessité vitale d'ne référence supra-positive, susceptible de légitimer un véritable Etat de droit et de fonder une possible résistance à son égard.

D'autres correctifs peuvent et devraient être conçus, par exemple des dispositions qui, à l'intérieur de la nation, protègent les droits de la minorité, occasionnelle, mais surtout permanente, minorité qui n'a pas la possibilité d'être représentée de façon significative au sein du Parlement. Il peut s'agir de minorités ethniques ou religieuses qui ont besoin d'être protégées pour conserver leur identité, ou encore de minorités politiques battues lors d'une consultation électorale, mais qui conservent pour l'avenir leurs chances d'accéder à nouveau au pouvoir. Les politologues peuvent légitimement soutenir la thèse que dans un parlement démocratique, il n'est pas bon qu'il y ait une majorité écrasante qui puisse faire la loi sans considération pour les minorités. Mais nous entrons ici dans le domaine du désirable, qui ne peut guère être déterminé par des dispositions légales. Il est souhaitable qu'une majorité écrasante sortie des urnes sache dominer sa victoire et qu'elle suscite une opposition qui constitue un contre-pouvoir.

Nous avons jusqu'à présent examiné le seul cas où, par la voie des élections, les citoyens désignent des représentants, donc le cas de la démocratie parlementaire ou indirecte. C'est en règle générale le système adopté par les grandes nations, surtout lorsqu'elles n'ont pas de structure fédérale, alors que des pays plus petits (la Suisse par exemple) peuvent recourir, soit pour un canton, soit pour l'ensemble des cantons, à la démocratie directe, appelée encore référendum populaire. Ce système présente l'avantage que tous les citoyens participent personnellement à la formation de la loi, car il peut se creuser rapidement un écart entre les représentants de la population et leurs mandants. De là diverses tentatives pour ouvrir aux simples citoyens qui réunissent un nombre suffisant de signatures la possibilité d'obtenir l'organisation d'un référendum. Mais il est évident que le maniement de l'arme référendendaire est délicat: pour que le référendum ait une valeur politique, il faut que la question posée soit d'une clarté et d'une simplicité telles qu'il n'y ait dans l'esprit des citoyens aucune ambiguité possible.

La politique, étant donné ses liens accrus avec l'économie et par là même avec le progrès technologique et la science, a cessé d'être une simple question de bon sens, même si elle le requiert toujours. Il résulte de sa complexité même qu'elle a sans cesse besoin d'être expliquée et que l'un des problèmes de l'Etat moderne est celui de la communication (comme en témoigne l'apparition relativement récente de ministères de l'Information, de la Communication et des Nouvelles Technologies de l'Information). La presse écrite, dont on ne saurait sous-estimer le rôle, n'est plus la première source d'information: elle est supplée par les moyens audiovisuels qui apportent aux auditeurs et aux téléspectateurs une masse presque excessive d'informations immédiates sur les événements proches ou lointains. Le journal, et à plus forte raison, l'hebdomadaire, le mensuel ou la revue, sont forcément en retard par rapport à l'audiovisuel, mais ils demeurent indispensables en tant que commentaires, explications, mises en perspective des événements. Tous ces moyens d'information sans lesquels il y aurait démobilisation et dépolitisation de l'opinion présentent suivant les époques et les régimes politiques un risque plus ou moins accentué, mais jamais nul, de manque d'impartialité, qui ne peut être ignoré ni ne saurait être totalement supprimé. Car il n'est pas de politique sans passion. Sans doute celle-ci peut-être mesurée, refrénée, enchâssée dans la réflexion: elle n'est jamais réduite au niveau zéro. La dépolitisation  de la société ivoirienne est le signe d'une société qui s'ennuie, peut-être en raison de son extrême manque de pouvoir d'achat et qui cherche le repas quotidien au lieu de s'intéresser aux turpitudes des hommes politiques. Saint Simon (1760-1825) et Cournot (1801-1877) se sont trompés lorsqu'ils ont prophétisé le règne des "industriels", nous dirions aujourd'hui des technocrates et des managers. Cournot a porté sur sa doctrine un jugement critique qui la condamne: il a annoncé la fin de l'histoire qui est aussi la fin de toute passion, y compris celle, si importante en politique, de l'espérance de temps nouveaux ou d'un nouveau démarrage de l'histoire. C'est pourquoi il n'est pas rare d'entendre les politiciens promettre le bonheur: promesse trompeuse, certes, mais significative.

2.2. L'ORDRE ET LA JUSTICE

A suivre...........

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1) DEBRAY(Régis).- Critique de la raison politique (Paris, Gallimard, 1981)

2) LEFORT cité dans MEHL (Roger) et MULLER (Denis).- " Politique" dans Encyclopédie du protestantisme (Paris, PUF, ), p. 1073

3) GAUCHET(Marcel).- Le désenchantement du monde, (Paris, Gallimard, 1985)

4) KEPEL(Gilles).- Revanche de Dieu, (Paris, Seuil, 1991)

5) KEPEL(Gilles).- Politiques de Dieu, (Paris, Seuil, 1993)

6) L'Eglise dans le Monde de ce Temps n°76, §2

7) Ibidem, §3

8) ROUGEMONT(Denis de).- L'avenir est notre affaire, (Paris, Stock, 1977)

9) FERRY(Jean-Marc).- Les puissances de l'expérience, 2vol. (Paris, Cerf, 1991)