FOI ET RAISON EN AFRIQUE
Père AKE Patrice Jean, Maître-assistant à l’UFR-SHS de l’Université de Cocody
INTRODUCTION :
1. FOI.
Dans l’Antiquité occidentale, la foi apparaît, dans le monde grec, comme pistis, confiance dans les signes qui fait croire ce que les signes montrent sans en expliciter l’essence ou le fondement ; c’est le sens que Platon donne dans l’allégorie de la caverne (Rép. VII)[1], et qui convient bien aussi à la pistis requise des cultes religieux.
La notion grecque de pistis reste vague. Surtout employée au sens passif. Elle désigne une adhésion sans démonstration à des objets ontologiquement inférieurs (Rép. VI), aux principes premiers indémontrables (aristotéliciens), ou à la vérité aboutie. C’est le christianisme qui introduit, en la recevant du judaïsme, la notion d’une foi (hemeth) comme réponse de confiance et de fidélité à un Dieu qui se révèle par sa parole et ses œuvres, ses <<hauts faits>>, et donne à celui qu’il interpelle un nom propre, à lui seul porteur déjà de la promesse et du pacte(cf. Exode 3). Comme le dit Kant, la foi est un acquis du christianisme qui a enrichi la philosophie (CFJ,§ 91)[2]. Paul en fait le mode supérieur d’accès à la vérité, historiquement révélée en Jésus-Christ. Née de la prédication, elle est garantie, preuve (He XI, 1)[3]. Elle révèle la justice de Dieu, fait vivre et sauve (Rom I, 16)[4]. Les ruptures luthériennes entre raison et foi, pure grâce sanctifiante et foi objective inefficace, ont des retombées
en philosophie. Hegel conserve la division entre subjectivité et objectivité de la foi, unies dans le seul concept, alors que Kierkegaard insiste sur la passion pour l’infini, le saut, l’enjeu absolu. Kant, dans la mouvance d’une certaine laïcisation, lui donne le statut de croyance subjectivement suffisante et objectivement insuffisante, et la qualifie de pragmatique, doctrinale ou morale (CR pure, Canon, 3). La <<foi pure de la raison>> prend la place vide du savoir, dans l’ordre pratique. Conservant sa charge d’absoluité, la foi est souvent <<naturalisée>> par les philosophes, en conviction intense (ex. Rousseau, Émile, IV).
La définition de la foi dans le judéo-christianisme fait intervenir les notions de révélation, de réponse, de parole et de nom, et nous les voyons se répartir selon une structure de rapport au réel, au langage du temps et à l’existence concrète :
1) Rapport au réel : La foi ne se situe pas d’abord au sein d’une structure spatiale mais dans un ordre événementiel qu’ordonnent la promesse et l’alliance : la foi a une dimension essentielle d’historicité, elle est déchiffrement de la temporalité comme histoire sainte, et par là son attitude première face à la réalité n’est pas de connaissance spectatrice du monde mais discernement des signes du salut à venir ; le grand théologien de la foi est saint Paul dont l’Epître aux Romains insiste sur la justification du pécheur par la foi, thème cher à Luther qui le radicalise à l’extrême.
2) Rapport au langage : Comme le montre l’approche de la philosophie analytique, le langage de la foi est auto-implicatif. Jean Ladrière, qui a consacré de nombreuses études à cette question, renvoie à Evans, appliquant aux discours de foi les concepts d’Austin. La foi est parole dans laquelle le sujet répond à une parole première dont la force est efficace, performative, et non constative, effectuant ce qu’elle dit par le seul fait de le dire ; ainsi est la parole créatrice, la parole de promesse et d’alliance, la parole de révélation où Dieu livre son nom propre. La réponse de foi est confession de la validité de cette parole, reconnaissance de la nouveauté qu’elle produit dans l’existence du croyant, et l’engagement de confiance et de fidélité, promesse d’obéissance. Dans un deuxième mouvement la foi s’exprime en annonce, transmission du message et enseignement, mais là encore la forme du discours n’est pas d’abord celle d’une rationalité systématique (qui devient au fil des siècles la forme de la théologie dogmatique dans le conflit contre les hérésies) mais avant tout celle du récit de la transmission de l’événement de salut. Il faut ici évoquer les apports décisifs de Paul Ricœur, dégageant les leçons au niveau d’une théorie du langage de la méthode de théologie biblique de G. von Rad ; la confrontation du récit historique et du récit de fiction peut s’appliquer à la théologie biblique du récit en mettant l’accent sur la relation à un Dieu qui est un actant, le sujet premier de la geste d’Israël. Les travaux du P. Paul Beauchamp contribuent encore à enrichir cette ligne de recherche (Le Récit, la Lettre et le Corps, Cerf, 1986).
3) Avec cette thématique du récit nous abordons le troisième plan d’analyse, le rapport au temps : la foi est située dans la tension du déjà-là et du pas encore, entre la joyeuse confession du salut déjà accompli, et l’attente confiante, mais néanmoins douloureuse et difficile, de la réalisation achevée et de la récapitulation du réel tout entier dans l’eschaton.
4) Enfin la foi est attitude spécifique devant l’existence subjective et l’agir. Elle engage une conversion du cœur et requiert un changement de vie, infléchit les options fondamentales de l’existence et invite à une action de transformation du monde, ce que Kierkegaard traduit dans les deux concepts de décision et de subjectivité. C’est à cette dimension existentielle que se rattache la vigoureuse opposition de la foi et de la religion chez D. Bonhoeffer. L’analyse de ces différents types d’attitudes fondamentales et aux discours où celle-ci s’expriment n’est pas simple. Deux types de démarches nous retiendront : la science et la philosophie. Le conflit qui oppose la foi et la science, surtout entre le XVI è et le XIX è siècle, repose sur un malentendu fondamental, et c’est pourquoi nous commencerons par aborder ce point qui en fait est un faux problème ; ou plutôt faut-il dire que le véritable enjeu demeure caché sous un conflit apparent et illusoire qui le dissimule. Car le problème n’est pas de décider de la vérité d’une connaissance du réel comme objet, pas plus que des méthodes d’investigation qui y conduisent, mais de discerner les visions du monde mises en jeu dans les choix méthodologiques. Pas davantage à propos de la rotation de la terre que de l’évolution des espèces ou des techniques de maîtrise des origines de la vie, il n’est vraiment question, en dépit de la lettre des déclarations (qui commettent souvent il est vrai l’erreur de se laisser entraîner dans des débats de contenu), de demander à la foi des systèmes de solutions et d’affirmations à situer sur le même plan que celles de la science; ce qui est en cause est le discours véhiculé à travers les affirmations scientifiques, concernant non plus des contenus délimités et partiels du savoir, mais le système du monde et les principes mêmes sur lesquels il repose : est-il matériel ou habité par un principe spirituel, est-il fini ou infini ? Etc. La véritable question à poser est donc ici celle des limites et elle se trouve remarquablement posée par la philosophie kantienne : <<Le concept d’un noumène est donc simplement un concept limitatif qui a pour but de restreindre les prétentions de la sensibilité, et qui n’est donc que d’un usage négatif>>. (CR pure, Analytique des principes, chap. III, PUF, p.229). Mais si Kant résout admirablement le conflit de la foi et de la science il ne dit peut-être pas le dernier mot sur la relation confuse entre la foi et la philosophie. Car la philosophie dans le plein développement de la rationalité ne se réduit pas à la critique des objets et des démarches du savoir d’entendement ; elle prétend à un discours sur les principes et sur les fins qui disent davantage que le sens visé et cru, mais ouvre à une manifestation de l’absolu. Elle se situe donc en partie sur le terrain que la foi explore quant à elle, d’où la difficulté d’examen des responsabilités respectives. Le problème ne naît en fait qu’avec le christianisme, dans la rencontre d’une foi héritée pour l’essentiel du judaïsme (dans lequel la démarche de sagesse elle-même demeure rattachée au don premier de Dieu) avec la philosophie grecque caractérisée par la rationalité discursive, le logos autonome et questionnant. Cette rencontre n’est d’ailleurs pas fortuite, ni imposée par les circonstances, elle est voulue et appelée par le commandement de la mission qui élargit aux <<nations>> l’annonce de la révélation jusque-là réservée à Israël.
À l’époque des pères apologètes, Justin, Irénée, Tertullien, l’objectif est de montrer que la foi répond aux attentes de l’homme et aux questions que pose sérieusement la philosophie. La foi est ainsi un savoir, la vraie <<gnose>>, par opposition aux gnoses hérétiques qui ne respectent pas le mystère mais prétendent l’épuiser par l’illumination totale, qui disqualifie et renie le réel sensible comme lieu du mal et des ténèbres. Au contraire la <<gnose>> chrétienne fait entrer dans le cercle herméneutique d’une intelligence qui ne saurait dispenser du saut de la foi : intellige ut credas, crede ut intelligas (<<comprends pour croire, crois pour comprendre>>), demande saint Augustin (Sermon 118, Sermon 43). Réciproquement d’ailleurs, et on le voit mieux encore chez un saint Anselme ou un saint Thomas, toute la foi du monde ne saurait dispenser de la démarche d’intelligence. Cette harmonie fragile se rompt au XVI è siècle avec la Réforme, qui accentue à l’excès le conflit paulinien entre foi et sagesse, foi et œuvres. Au XVII è, Pascal à son tour revendique la séparation nette de la foi et de la raison, du Dieu des philosophes et du Dieu de Jésus-Christ, tandis que sous la poussée de l’humanisme se développe la demande d’autonomie de la raison humaine, conçue comme universelle, et ne devant rien à une révélation particulière ; on assiste alors à un concordisme plus extérieur : Dieu, garant des vérités, créateur et de l’homme et du monde, clé de voûte du système, cautionne l’accord de la raison philosophique et des vérités révélées crues dans la foi (dont la signification retourne à celle de croyance en un contenu, ensemble de dogmes : Descartes, Malebranche). Au XVIII è siècle le processus s’accentue et la séparation se radicalise jusqu’à une scission entre la foi religieuse et une sorte de foi philosophique comme chez Rousseau dont <<La profession de foi du vicaire savoyard >> montre un renforcement de l’adhésion au vrai par une force affective, celle de la conscience. Kant met un point final à ce mouvement par la réflexion sur les limites, renvoyant la métaphysique du côté de la foi, elle aussi rationnelle d’ailleurs, celle de la raison pratique, opposée à la démarche scientifique de l’entendement. Or, avec le retour d’une métaphysique spéculative et systématique cherchant à réconcilier au-delà de l’entendement scientifique la raison, faculté des principes, et l’intuition des dimensions cachées du réel, le problème ne fait que rebondir. Hegel n’oppose pas comme l’Aufklärung foi et raison, mais foi et savoir absolu, ou savoir de soi de l’absolu, comme au fond le chrétien pourrait opposer foi et vision béatifique ; alors que dans ses travaux de jeunesse la foi est le terme d’une contradiction qui attend la réconciliation, à partir de Foi et savoir (1802) la foi est déjà la représentation et l’intuition de la réconciliation, que le savoir absolu déploie en tous ses moments comme conscience de soi.
La pensée contemporaine se partage entre l’influence de Kant et celle de Hegel. Dans la lignée kantienne, on pourrait placer le concept de foi philosophique selon Karl Jaspers, soumission à la transcendance silencieuse de l’être, par-delà la raison, et dans l’indépendance la plus nette envers toute religion statutaire. Maurice Blondel se situe sur une ligne originale : en proposant que la philosophie se reconnaisse interrogée par la foi, il refuse néanmoins la démarche apologétique, qui est de confirmation, et procède plutôt par voie indirecte et négative, par la suspension du postulat chrétien, le dogme n’étant plus qu’une hypothèse ; cette tentative a soulevé un vaste débat autour de la philosophie chrétienne, qui rebondit avec les discussions de Brunschvicg, Bréhier, Gilson, à la société française de philosophie (1931). Ce débat semble pourtant dépassé aujourd’hui. C’est ainsi que, dans une ligne hégélienne, Claude Bruaire soutient que la réflexion philosophique explore de plein droit et en toute autonomie les catégories mêmes que la Révélation propose, Incarnation et Trinité notamment étant liées au concept spéculatif de la liberté de l’Absolu (cf. Pour la Métaphysique, Fayard, 1980 : << Suscitations chrétiennes de la philosophie >>, p. 140-142 ).
2. RAISON
Raison est un mot très ancien en français. Littré cite un exemple pris à la Chanson de Roland. Du latin ratio, calcul et par suite mise en ordre, organisation, en entendant par là aussi bien la faculté d’accomplir ces opérations que leur résultat. Mais ratio a servi très tôt à traduire le grec logos, notamment dans les exposés de la philosophie grecque par Cicéron. Le sens de logos est proche de celui de ratio mais, plus riche, il désigne tout discours cohérent, bien lié, valable universellement, ainsi que la vérité manifestée par un tel discours. Le logos s’oppose au mythos, discours de la révélation traditionnelle, ainsi qu’au discours du rhéteur, fait pour plaire et séduire. Cependant, du mythe au discours rationnel le rapport n’est pas de simple opposition : le mythe est déjà une mise en ordre de l’expérience et la cosmologie préscientifique s’enracine dans des structures sous-jacentes au mythe, mais de l’une à l’autre il y a une mutation mentale qui fait passer de l’image anthropomorphique au concept dépersonnalisé. Ratio et raison ont hérité de tous les usages du grec logos à l’exception de son sens théologique (notamment Prologue du quatrième Évangile) pour lequel ont été adoptés Verbum et Verbe. Le français se trouve ainsi disposer de deux séries de dérivés, ceux de logos (logique) et ceux de ratio, eux-mêmes divisés selon qu’ils viennent directement de la forme latine (rationnel, rationalité) ou de la forme française (raisonnable). Par référence au logos, il faut ajouter que la pensée de raison en même temps qu’elle s’énonce dans un discours ordonné est celle qui se prête à l’échange ; discours, argumentation, dialogue et dialectique, pensée qui affronte la contradiction, se cherche une justification et accepte de donner des explications. Le discours rationnel s’oppose à la parole prophétique. Cela nous oriente à la fois vers l’idée de pensée bien fondée et vers celle de pensée commune à plusieurs, en droit universelle. Mais cette communauté n’est pas pensée comme communion immédiate ou fusion ; elle peut être l’aboutissement d’une polémique. L’accès à l’universel se fait par le contrôle réciproque, la résistance ou l’assentiment. Mais l’accord pourrait être acquis par un discours flatteur qui séduit en plaisant. D’où un conflit dont témoigne le Gorgias de Platon et qui s’est continué à travers toute l’Antiquité (on le trouve encore vivant au temps de saint Augustin), conflit culturel et pédagogique entre la rhétorique et la philosophie, la rhétorique étant liée au pragmatisme relativiste qui est exprimé dans les propos prêtés à Protagoras dans le Théétète de Platon. Toutefois il faut faire la même remarque qu’au sujet du mythe ; le discours persuasif n’est pas pur irrationnel, il doit avoir au moins quelque apparence de raison et, s’il ne démontre pas, du moins il argumente. Le débat politique ou judiciaire est un lieu de développement de la raison - en même temps qu’il fait courir le risque que la forme rationnelle ne se réduise au déguisement des passions et des intérêts. L’un des sens de logos est affaire judiciaire, motif ou fondement d’une action en justice, l’un des sens de logos est plaidoyer en réponse à une incrimination. Pour s’orienter dans cette diversité d’acceptions, il est utile de distinguer (A) la raison comme forme de pensée et (B) la raison immanente à une réalité. La raison comme pensée peut être considérée (1) en un sens large ou (2) en un sens étroit.
A) (1) Au sens large, la raison est une faculté commune à toute l’espèce humaine, par différence avec l’animalité, et inclut la capacité d’abstraction aussi bien que d’action méthodique, de débat, de coopération et d’accord. Le langage et l’outil sont les deux productions caractéristiques de l’animal rationale ou homo sapiens. Cette fonction est aussi conçue comme capacité de saisir la vérité, la nature des choses, non seulement ce qu’elles sont, mais les principes explicatifs qui en rendent compte (raisons au sens B, souvent identifiées aux causes). La raison est en opposition complémentaire avec les fonctions sensorielles et se définit négativement comme faculté de connaître non sensible. Dans le champ de l’action elle s’oppose comme volonté réfléchie à l’impulsion, au désir, à l’instinct.
En ce sens large les mots raison, bon sens, intelligence, entendement, sont synonymes alors qu’il faudra les différencier pour préciser le sens étroit de raison.
(2) a) Raison, bon sens, sens commun. Au début du Discours de la Méthode,[5] Descartes donne les mots raison et bon sens comme synonymes et désignant ce qui
<<nous distingue des bêtes>>, à savoir <<la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux>>. On peut dire cependant qu’en français moderne bon sens dénote une raison ignorante, qui n’a pas été perfectionnée par l’exercice, l’étude et la réflexion. Ce serait la raison sans culture si une telle chose était possible. Mais l’absence de culture savante laisse la place aux croyances, aux mythologies, aux préjugés, ce qui rapproche le bon sens du sens commun, plus nettement marqué par la réalité sociale. Le sens commun est la somme des opinions et des conduites qui, dans un milieu donné, passent pour raisonnables.
b) Raison et intellect. L’opposition de la raison et de l’intellect (en grec logos et noûs, en latin ratio et intellectus) formulée dans l’Antiquité se développe dans la pensée médiévale et particulièrement chez les commentateurs d’Aristote. Au sens étroit la raison est la capacité de tirer des conséquences correctes de principes déjà connus. Elle est discursive et se caractérise par le mouvement de l’esprit qui passe d’une proposition à une autre. À la question <<pourquoi ? >> la raison répond en donnant des raisons et construit ainsi un savoir démonstratif. Mais la démonstration doit avoir un premier terme, dernier dans l’enchaînement régressif des questions. Les principes à partir desquels opère la raison ne sont pas eux-mêmes déduits. Ils peuvent être extraits du sensible ou révélés dans une illumination, ou enfin objets d’une intellection immédiate. L’instance qui fournit des principes à la raison est l’intellect. Ainsi chez Aristote la sagesse spéculative (sophia) se compose de la science démonstrative (épistémé) œuvre de raison, et des premiers principes, connus par eux-mêmes. L’intelligible (noéton) est l’objet d’une faculté théorétique intuitive (nous). << L’intellect se pense lui-même en saisissant l’intelligible >> (Métaphysique, L 7).[6] Cette pensée est par excellence la pensée divine, pensée de la pensée [7]( Métaphysique , L , 9 , cité par Hegel à la fin de la Philosophie de l’Esprit), mais il y en a quelque chose dans la pensée humaine. Il n’y a pas à proprement parler de science des principes, mais la science dépend des principes. De ce qui n’est pas démontrable, il ne peut y avoir savoir que par saisie directe, c’est-à-dire intuition ( Analytiques Post. II, 19 )[8]. << Un principe de démonstration est une proposition immédiate >> ( An. Post. I, 2).
D’une façon semblable, mais dans une forme allégorique, Platon ( République VII ) suspend la chaîne des raisons à un terme absolu (anhypothétique) dernier dans l’ordre d’une dialectique qui d’hypothèse en hypothèse remonte jusqu’à lui. Dans les deux cas, ce qui s’oppose au démontrable n’est pas un irrationnel, au sens de l’absurde ou de l’affectif ; ce n’est pas non plus une révélation prophétique. C’est un intelligible auquel ne peut plus s’appliquer la question <<pourquoi>> ; c’est une raison dernière qui n’a pas à chercher de justification extérieure. Si la raison se distingue de l’intellect, c’est comme le mouvement du repos. La distinction est reprise et soulignée dans la patristique et la théologie médiévale, qui accentuent le caractère calculateur, laborieux, progressif, de la raison, l’immédiateté et la fixité de l’intellect. Boèce compare leur relation à celle du temps et de l’éternité. La raison est humaine, l’intellect est divin, mais une part d’intellection est communiquée à l’homme.
La distinction tend à s’effacer dans les philosophies des temps Modernes, encore que l’on puisse la retrouver dans la distinction spinoziste des connaissances du deuxième et du troisième genre, mais elle ne s’exprime plus par la même opposition de vocables ( par exemple, dans la préface du livre V de l’Ethique, voir l’usage des expressions mentis potentia, ratio, inteligentia ). La distinction de la raison et de l’intellect se retrouve également chez les post-kantiens (Schelling). Si la distinction s’estompe c’est que dans l’intervalle est apparue une nouvelle configuration qui va primer la précédente.
c) Raison et entendement. Le mot entendement apparaît au XVI è siècle. D’abord, par une première métaphore, entendre c’est comprendre le sens d’un discours écouté. On a remarqué l’importance de l’ouïe dans l’univers culturel de cette époque ( Mandrou, Introduction à la France Moderne ). Par une seconde métaphore, entendre, c’est comprendre la nature des choses, en former la science. En latin, on continue d’employer le mot intellectus, mais l’entendement n’est pas l’intellect des Médiévaux. Il se rapproche du logos par une commune référence au discours sensé. L’entendement est un pouvoir de vérité, que cette vérité soit saisie intuitivement ou démontrée discursivement. Il est en nous la seule faculté capable de science (Descartes , Regulae VIII ). Intuition et déduction sont les deux opérations de notre entendement ( Regulae IX ). Pris en ce sens l’entendement n’est pas foncièrement différent de la raison. Il est un certain style de rationalité, celui qui produit la science.
La distinction de la raison et de l’entendement prend un sens précis avec Kant. Les deux fonctions ont en commun négativement d’être des pouvoirs de connaître non sensibles, de n’atteindre un objet que médiatement, l’objet ne pouvant être donné que dans une intuition sensible. Mais l’entendement, travaillant au plus près de l’expérience, relie les représentations sensibles selon les règles, la raison est une fonction de synthèse supérieure qui se rapporte à l’usage même de l’entendement. C’est la faculté des principes, qui relie toutes les connaissances en un système. Mais il y a plusieurs usages de la raison : 1) coordonner entre elles les connaissances de l’entendement, en assurant l’unité du savoir. Cette fonction est heuristique et architectonique - par elle nous ne prétendons pas connaître d’objet, mais seulement orienter le travail de la recherche. 2) Remonter la chaîne des déterminations jusqu’à l’inconditionné. Mais ce faisant, la raison forme des concepts d’objets absolus, derniers dans la régression des <<pourquoi ? >>, premiers dans l’ordre de l’être, concepts auxquels Kant réserve le nom d’idées. Les idées, regroupées en trois thèmes, l’âme, le monde et Dieu, ont toutes en commun la fonction totalisante et la référence à l’absolu. Mais à ces idées ne correspond aucune expérience qui pourrait en déterminer le contenu. La raison, dans cette deuxième fonction, se perd dans des embarras insolubles. Kant, en analysant ces problèmes, rappelle la raison théorique à plus de modestie. C’est cette modestie qui sous le nom d’entendement installe la raison dans le fini. Entendement laborieux, qui se trouve à l’opposé de l’intellect des Anciens et des Médiévaux. C’est maintenant la raison qui serait la faculté supérieure. Mais son effort pour connaître l’absolu s’effondre dans le scepticisme. L’absolu ne sera pas objet de savoir mais d’espérance, espérance identifiée à la foi et fondée sur la véritable fonction de la raison. 3) En effet la raison est pratique. Sous forme d’impératifs hypothétiques elle est techniquement pratique (ou pragmatique ) et concerne le rapport des moyens à une fin donnée. Mais en premier lieu elle est moralement pratique lorsque c’est le principe même de l’action ( sa maxime ) qu’elle détermine. C’est le sens que prend chez Kant l’adjectif <<pratique>> employé sans autre détermination.
En tant qu’elle est pratique, la raison est capable de donner des lois à la liberté : <<Toute chose dans la nature agit d’après les lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après des principes, en d’autres termes, qui ait une volonté (...) la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique>> (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs). La conscience du devoir est un fait premier et fondateur, <<le fait de la raison pure qui se proclame par là comme originairement législatrice>> (Kant, Critique de la raison pratique). Par sa fonction pratique, la raison atteint cet absolu qui échappe à la raison théorique, mais elle ne le connaît pas. Il est objet de foi. Cette foi elle-même se réalise en une religion, mais cette religion est maintenue dans les limites de la simple raison.
L’opposition de la raison et de l’entendement se retrouve chez Hegel mais elle prend derechef place dans une configuration nouvelle. L’entendement ne connaît que des moments et aspects particuliers ; comme tel, il est abstrait, incapable de surmonter les oppositions, tandis que la raison est capable de réconciliation absolue. Mais s’il en est ainsi c’est qu’elle n’est pas seulement une forme de la pensée mais aussi la réalité même (cf. ci-dessous).
B) La raison des choses. Dès les origines de la pensée grecque, le Logos est à la fois le discours vrai et ce que ce discours révèle. Au-delà des calculs pragmatiques, les raisons sont <<raisons d’être>> des choses, leur intelligibilité, leur essence. Pour Parménide, ce que le discours vrai dévoile c’est l’Être un, unique, indivisible, immuable. Quant à ce qui est changeant, caduc, incohérent et ne peut être l’objet d’un discours vrai, il n’est rien, il n’est pas. Dans un deuxième temps, la philosophie essaye de rendre pensables ces apparences changeantes et contradictoires en les rattachant à un principe intelligible : idée ou forme. Les choses sensibles ont un certain degré d’être dans la mesure où elles imitent l’intelligible, en reçoivent leur loi et leur essence. Les raisons des choses sont à la fois ce qui les fait être et ce qui permet de les connaître. Que l’intelligible soit séparé (Platon) ou immanent aux choses naturelles (Aristote) il est le réel parce qu’il est le contenu du discours vrai, et réciproquement, par opposition aux opinions, un discours n’est vrai qu’autant qu’il coïncide avec la raison d’être des choses.
Le lien entre la loi de la pensée et la nature des choses a souvent été théologique. On trouve déjà ce lien dans la pensée grecque et notamment dans le stoïcisme. Ainsi Marc Aurèle : << À travers toutes choses circule un dieu unique, une substance unique, une loi unique, une raison commune à tous les êtres vivants intelligents, une vérité unique>> (Pléiade, p. 1191). Dans la pensée théologique, la raison divine, plus proche de l’intellect ( noûs, cf. ci-dessus ) que de ratio, donne ses lois à la nature par l’acte créateur et communique à l’homme la connaissance de ces lois. <<La Raison qui éclaire l’homme est le Verbe ou la Sagesse de Dieu même >> dit Malebranche ( Traité de la Morale), cette Raison communiquée à l’homme n’est pas la raison humaine ; <<l’homme n’est point à lui-même sa Raison et sa lumière>> (Ibid.), mais l’esprit humain est capable d’être éclairé par elle.
Les premières conquêtes de la science moderne ont été accomplies sur ce fondement. Descartes appuie la validité de la science sur la véracité divine. Organisée dans des systèmes différents on trouve à la base des grandes philosophies de l’Âge classique cette relation ternaire : la Raison divine, la raison de l’homme, la raison des choses, relation totalement rejetée par Kant. Avec Hegel un trait nouveau s’ajoute à cette configuration : l’historicité de la raison. Pour les pensées précédentes, la raison divine est éternelle, les raisons des choses constantes et une vérité de raison, même si l’on peut en faire la genèse, est toujours découverte comme ayant été vraie auparavant et de tout temps. Avec Hegel la raison récupère le devenir. Elle n’est plus seulement immanente à la réalité naturelle, mais aussi à la réalité historique, politique et morale. La philosophie est la pensée du monde par laquelle <<un contenu déjà rationnel en soi peut acquérir aussi la forme rationnelle >> (Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, Préface ). La raison est loi immanente de la nature et de l’Histoire car << ce qui est, c’est la Raison >>. Chez Hegel la logique est une ontologie d’abord abstraite qui se dépasse et s’accomplit comme Nature, puis comme Esprit. Cette construction a pu être interprétée comme une théologie. C’est toutefois la théologie d’un Dieu immanent au monde, c’est-à-dire à la nature, à la société, au Droit, à l’Art et qui finalement s’accomplit comme Esprit absolu, <<esprit dont la détermination absolue est la raison active >>(Hegel, Philosophie de l’Esprit, Remarque du & 553, traduction Véra). Ici aussi la raison finit par prendre la place de l’intellect des Anciens, et les citations d’Aristote à la fin de la Philosophie de l’Esprit de Hegel l’attestent. Cette <<raison active>> est <<l’intelligence [qui] se pense elle-même en saisissant l’intelligible >> (Métaphysique , L 7, cité par Hegel ).
C) La raison à l’épreuve de la science. Les progrès scientifiques des deux derniers siècles n’ont pas seulement produit un accroissement de nos connaissances ; ils ont aussi imposé un retour sur les principes directeurs et une révision des premiers résultats, tenus pour élémentaires. Le travail de la raison aboutit ainsi à contester les fondements mêmes de la rationalité. Les structures de l’espace et du temps, la causalité, la substance, notions sur lesquelles était construite la physique classique, sont tantôt rejetées, tantôt raffinées jusqu’à la transformation complète. Les régulations mêmes de la pensée (lois logiques) sont mises en cause par le travail de la formalisation.
On parlera alors de crise de la raison. Mais il faut remarquer que de telles crises se produisent périodiquement. Déjà chez Platon la raison affronte le pragmatisme des sophistes ( Protagoras, Théétète ) en même temps qu’elle s’arrache à la fascination de l’Être un et immuable qui rend vain tout discours (Sophiste, Parménide). Crise extérieure lorsque la raison affronte les nécessités de l’action ou les exigences du sentiment. Mais, qui plus est, crise interne lorsque la raison elle-même éprouve qu’elle a construit des irrationnels. Le conflit est devenu aigu à notre époque. Ainsi à une raison qui contemple un système de vérités immuables se substitue une raison laborieuse qui remanie ses propres principes. Loin d’y voir une faillite, on doit plutôt porter à l’actif de la raison les transformations qu’elle a fait subir à ses principes. À la raison considérée comme un système d’objets idéaux ou de formes a priori succède une raison conçue comme un pouvoir d’inventer des idéaux et des formes. Se situant en deçà des structures, elle exige seulement qu’il y ait structuration et son activité inclut une critique de ses propres résultats. Comme la liberté selon Proudhon, <<elle périt dès qu’elle s’adore >>.
3 FOI ET RAISON DANS L’UNIVERS AFRICAIN
3.1. LA SPHERE DU CROIRE
En Afrique, nous sommes dans un univers où un acte ne prend son sens qu’en tant que communion fortifiante à l’infini de la vie, la religion va revêtir une forme particulière. N’a-t-on pas pu souligner qu’il y a à trouver un terme qui désigne et qualifie le sentiment religieux africain ? Ainsi que l’a fait remarquer Marcel GRIAULE, celui-ci paraît plutôt comme un système de relations entre l’univers visible des hommes et l’univers invisible gouverné par un Dieu unique et des puissances émanant de ce Dieu, lesquelles, sous des noms divers, sont spécialisées dans des fonctions de toutes sortes. En tant qu’un système de relations renvoie à ce qui se crée dans un échange de déterminations, les frontières entre le visible et l’invisible perdent ici leur fixité et leur rigidité pour rendre effective une libre circulation. Enfant lui-même de l’invisible, comment le visible saurait-il revendiquer une autonomie absolue ? En lui séjournent les dieux qui suggèrent, orientent et soutiennent les actions des hommes dans la maison, dans les fêtes de réjouissance, dans la douleur de la mère attendant un enfant, dans les champs.
Aussi la religion ne sera-t-elle pas simplement le dimanche de la vie où l’homme, libéré de la dure réalité, la contemple d’un œil spirituel, comme une apparence, quelque chose de vain et d’éphémère, pour désormais se recueillir en sa fin la plus intime : elle est présente dans tout ce que fait l’Africain, comme ce qui innerve et accompagne chacun de ses gestes. Il convient dès lors de dire qu’elle est pour lui la métaphore de la vie, une esthétique soucieuse d’assumer tout ce par quoi il se médiatise ; terroir, genre de vie, mode de production, sexualité. La sphère religieuse ne tend-elle pas ainsi à fusionner avec la sphère de la vie tout court ? N’est-elle pas l’expression de la vie elle-même reconduite à son mystère, pour venir à nouveau saisir l’homme et le lier plus intimement à la nature ? L’homme, ici, se sent parent des choses, des animaux, des arbres, dans l’unité indifférenciée de la vie, dans le désir intense de communion au tout en lui et hors de lui.
En cette vision, l’Absolu n’est pas un être éloigné de la nature, dans une transcendance inaccessible : il est partout dans les choses comme le lieu où il se fait sentir, se donne l’être, sous la forme de puissances que l’on peut convoquer et entendre symboliquement, afin de régler cette question relative aux différents aspects de la condition finie de l’homme ; le manger et le boire, le dormir et l’habiter, le souffrir et le réjouir, le naître et le mourir...
La définition essentielle de l’Absolu n’est-elle pas qu’il est l’être qui se manifeste, l’ens manifestativum sui ? Un Absolu jaloux de sa propre lumière, montrerait de cette façon qu’il n’est pas suffisamment lumière, car que perd celle-ci à éclairer, à se diffuser, à sortir de soi ? C’est même de cette manière qu’il s’affirme en tant que le Bien car, ainsi que le souligne Platon dans un passage du Timée,[9] <<le Bien n’est jamais jaloux de quoi que ce soit ; libre de jalousie, il voulait que tout lui
ressemblât autant que possible>>.
Une culture dont l’essence est fête de la spontanéité, de ce qui sans cesse quitte son lit pour s’ouvrir à l’indifférencié des choses, ne sera-t-elle pas toujours prête à célébrer l’être de Dieu comme manifestation de soi, don absolument gracieux de soi, à un degré tel que Dieu, dans sa sympathie pour le fini, devient lui-même l’être indéterminé, sans aucune ipséité ? Dans ces conditions, surgit la question ; que reste-t-il d’un Dieu que l’on est toujours prêt à surprendre dans la vie quotidienne, dans une unité, beaucoup plus naturelle que spirituelle, de la nature et de l’esprit ? Le paradoxe de l’Absolu n’est-il pas que de le convoquer partout avec insistance et de le rendre trop familier, comme s’il pouvait faire nombre avec le monde, il finit par ne plus avoir sérieusement de place en notre vie et devient un objet creux, une vapeur sans forme à laquelle ne reste plus que la dissolution dans l’air ?
3.2. LA SPHERE DU PENSER .
Parce que la vie dans l’univers traditionnel africain s’éprouve comme surabondance, ne va-t-elle pas enserrer les hommes dans une totalité s’imposant partout à eux, en tant que la référence absolue qui tissera leur rapport conscient au réel ?
La nature, ici, est le lieu des puissances sécrètes dont l’opacité même est porteuse de sens. L’être-cyclique de son rythme fait d’elle une totalité sacrée qu’il est impossible à l’être humain de pénétrer, à la compréhension de laquelle il ne peut prétendre accéder ! Matrice infinie de laquelle naissent toutes les choses, dans l’intimité des dieux, préfiguration pure de l’unité de la possibilité et de la réalité, le monde est ce qui d’emblée se donne comme étant là, immense. En emplissant le cœur d’admiration et de respect, sa sublimité inspire de la crainte, fait trembler la finitude. Pour la mentalité traditionnelle, ne sera-t-il pas alors impossible de chercher à connaître les choses en les déterminant par différenciation, en les divisant et les distinguant en des moments singuliers ? Ici, l’on ne procédera pas, avant tout, selon une méthode analytique dont le but est de parvenir à des idées <<claires et distinctes >>. Analyser, classer, distinguer, cela signifie dégager, chercher à voir plus clair, afin de savoir ce qui constitue le tout donné comme tel. N’est-ce pas ce que précisément ne peut admettre une conscience dont l’essence consiste en l’adhérence fortifiante à l’immédiat ?
Aller au fond des choses, par analyse et distinction, serait non seulement orgueil, mais sacrilège, car c’est comme si l’homme, cherchant à voler de ses propres ailes, voulait surprendre les puissances sacrées dans la nuit de leur existence !Un événement absolument singulier s’est passé derrière le rideau sans pouvoir jamais devenir à mon entendement un objet, sans pouvoir s’offrir à lui en spectacle, car comment pourrais-je parvenir à me placer moi-même derrière mon dos ? Aussi n’existera-t-il de relation privilégiée au réel que de communion, ce qui importe étant l’unité indifférenciée de la vie. En cette communion la pensée elle-même ne se distinguera pas tout à fait de la vie : elle est, pour ainsi dire, la vie elle-même s’élargissant, devenant imaginative et active. L’homme ne prenant pas ici suffisamment de distance par rapport à la surabondance du donné pour l’élaborer, l’interprétation de celui-ci ne sera pas, avant tout, conceptuelle, mais sensuelle et émotive. Sans doute, la mentalité traditionnelle africaine n’est pas engluée dans l’immédiateté des choses jusqu’à s’y perdre : ce qui, dans ces conditions, ne la distinguerait pas de la nature simplement physique ! Il existe bien une forme de médiation, mais, en tant que celle-ci est seulement imaginaire et émotive, c’est seulement une relation diffuse qu’elle produit par laquelle l’individu s’engage passionnément et sans examen dans le plus épais de la vie.
Certes, le réel est toujours déjà là avant que je n’en puisse prendre conscience. Sous cet aspect, l’on peut dire que ce qui est premier, c’est la totalité. Mais l’esprit humain éprouve le désir de comprendre cette totalité, et il n’y parvient qu’en commençant par l’analyser, la différencier pour la reconstruire : il défait, pour le refaire, ce que la vie a fait avant lui, sans lui et hors de lui. La mentalité traditionnelle africaine ne cherchera pas à reconstruire la totalité : elle l’accepte d’emblée et s’y engage, car seule lui importe la communion au tout, sans altération. Cette communion n’atteindra-t-elle pas son paroxysme dans le recours au mythe qui vient rendre plus intense, en vue de l’élever, le rapport d’immédiateté à la nature ? Avec le mythe, n’y a-t-il pas comme un redoublement de l’immédiateté qui, par enroulement sur elle-même, se transfigure hors du profane ? Toute distance supprimée et toute durée temporelle abolie pour laisser être l’éternel et l’immuable, l’individu a désormais la certitude absolue de trouver justification à son attachement sans reste à l’indifférencié des choses. La justification, ici, ne vient pas, par voie critique, de l’intériorité réfléchie de la conscience, de la certitude de la raison ayant renoué avec son Soi comme avec son plus sûr logis. Elle vient de l’imagination collective.
Autrement dit, ici, l’on assiste comme à un effacement de la subjectivité. Ce n’est pas l’individu qui voit, qui pense : le seul voir, le seul penser susceptible d’avoir force et autorité, c’est celui de la collectivité confirmée en son être par le mystère de la vie. Celle-ci est la totalité sacrée capable de frapper de malédiction le regard qui tenterait de pénétrer à l’intérieur d’elle : aussi y aurait-il une crainte de la colère de la vie qui voit sans jamais être vue, rendant impossible toute velléité d’affronter l’infini des choses en solitude.
Dans un tel contexte, chercher à affronter seul l’immensité de la nature n’apparaîtrait-il pas comme un comportement anormal ? Trouver en mon âme individuelle une retraite calme et silencieuse, m’y ressourcer pour chercher à pénétrer l’infini de la vie hors de moi, ne saurait ici être envisagé parce que la possibilité même d’une telle perspective tombe en dehors de ce qu’il est possible à l’homme de se représenter ! Un geste comme celui de Descartes prenant sur lui de douter de tout, pour donner son assentiment qu’à ce qui aura été préalablement jugé clair et distinct par l’évidence intérieure de la raison n’était nullement envisageable dans l’univers traditionnel africain, parce qu’il suppose une expérience de la solitude. Socrate soulignait que <<l’âme, quand elle pense, ne fait pas autre chose que s’entretenir avec elle-même>>[10]. Cela signifie, au fond, que la pensée est expérience de liberté. En elle, c’est l’homme lui-même qui, s’intuitionnant libre, veut épanouir son être-libre dans la vérité. Comment la pensée peut-elle être compréhension et conquête rationnelles de l’univers, là où l’orientation existentielle n’est pas, primordialement, la tendance vers l’intérieur qui pousse à chercher en soi et à déterminer d’après soi ?
3.3. CONCLUSION : LA NECESSAIRE OUVERTURE A L’INSTANCE DU PENSER.
L’Afrique ne peut connaître une voie de salut qu’en affrontant son propre présent. Elle doit se savoir embarquée dans un mouvement qui ne dépend pas tout à fait d’elle, mais qu’il faut pourtant assumer. En d’autres termes, elle doit faire de sorte que la nécessité devienne liberté, que son existence soit libre, quoique nécessaire. Pareille transfiguration ne vient au jour qu’en se pensant soi-même intégralement. Ainsi que le souligne HEGEL, <<tout ce qui est humain, est humain en ce que, et seulement en ce qu’il est produit au moyen de la pensée>>[11].
Le mouvement dans lequel se trouve embarquée l’Afrique est le développement, et celui-ci est, le plus souvent, entendu dans le sens d’une accumulation de richesses, d’un accroissement quantitatif. De cette façon, il n’est plus saisi que dans la sphère de l’économique. Son arme est la technique dont le mode de relation à la nature est la domination. N’est-ce pas ici que l’on devrait, entre autres questions, pouvoir penser, quand l’idéal de la vie est devenu abandon au vertige du quantitatif, gestion de l’étant en vue d’une utilité consommante ? L’Afrique doit-elle se laisser aller, sans aucune pensée, à un procès qui ne s’impose soi-même qu’à défigurer le visage de l’universel, à le rendre de part en part méconnaissable ?
Il est nécessaire de penser le développement, ce qui veut dire ; le reconduire à l’unique sol de crédibilité qui le puisse fonder. En son concept propre, ne traduit-il pas le même en devenir de lui-même, l’unité cherchant à se conquérir et à poser soi-même par la différenciation et la résolution de ses propres différences ?
Mais la conscience africaine accuse une grande faiblesse théorique et s’enlise le plus souvent dans une répétition monochrome et le dogmatisme officiel ! L’Afrique doit pleinement s’ouvrir au penser, afin d’être ouverte à l’actualité du monde moderne comme à elle-même, sans le risque d’une perte de soi, dans la vigilance, s’il est vrai que penser est une manière de veiller ? L’on ne devrait point oublier que les conquêtes et les réussites du monde occidental ne s’expliquent nullement par le hasard, par une faveur de la nature extérieure ! L’Occident, n’est-ce pas, d’une certaine façon, la puissance de la pensée étant parvenue, dans une décision, à se donner un monde ? N’est-ce pas un monde étant parvenu, dans une décision, à se laisser habiter par la pensée, le plus beau cadeau du destin ? La raison, pour ainsi dire, s’est laissée aller hors de soi afin d’être présente sous la forme d’un monde où elle puisse jouir d’elle même, en autonomie. La raison s’est conquise dans l’histoire. Cela signifie qu’elle n’a voulu rien d’autre qu’elle-même, certaine ici de trouver ce qui honore le vouloir humain.
Pour qu’advienne en effectivité en Afrique la vie de la raison, il est nécessaire de prendre de la distance par rapport à la naturalité, de se dégager du culte de la vie, de la fétichisation de la relation de sang. Si la vie est l’image de l’Absolu, l’Absolu ne se trouve point honoré dans une relation d’immédiateté, parce qu’il n’est, précisément, nul étant, nul immédiat, mais fondement, de nature réflexive. Ainsi, la réalité première pour l’homme ne saurait, au fond, jamais être la vie prise en toute son immédiateté, mais sa capacité de s’interroger et d’interroger cette vie même, pour la rendre plus vivante, dans son principe et en dépasser la contingence, car la liberté est la nécessité comprise. Naître avec son monde, par la médiation de la pensée, ne permettra-t-il pas à l’Afrique de pénétrer ses traditions dans leur vérité ?
[1] Je suis donc d’avis, repris-je, de faire comme nous avons fait précédemment, d’appeler science la première division de la connaissance, pensée discursive la deuxième, foi la troisième, conjecture la quatrième, et quant au groupe des deux dernières de lui donner le nom d’opinion, au groupe des deux premières, celui d’intelligence, l’opinion ayant pour objet la génération, l’intelligence, l’essence. Ajoutons que ce que l’essence est par rapport à la génération, l’intelligence l’est par rapport à l’opinion, et que ce que l’intelligence est par rapport à l’opinion, la science l’est par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à la conjecture. République 534 a.
[2] Le mot fides exprime déjà cela; mais il peut sembler délicat d’importer cette expression et cette Idée particulière dans la philosophie morale, puisqu’elle est d’abord introduite avec le christianisme, et leur adoption pourrait sembler être une imitation flatteuse de sa langue. Mais ce n’est pas un cas unique, car cette merveilleuse religion, dans la suprême simplicité de son exposé, a enrichi la philosophie avec des concepts de la moralité plus déterminés et plus purs que ceux que celle-ci avait pu fournir jusque-là; et ces concepts, puisqu’ils sont là maintenant, sont librement approuvés par la raison et admis comme des concepts qu’elle aurait pu et dû trouver et introduire d’elle-même. Kant, Critique de la faculté de juger, Méthodologie du jugement téléologique, 91, note 2, p. 454, collection folio/Essais.
[3] La foi est une manière de posséder déjà ce qu’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit. Définie de façon impersonnelle, la foi est mise ici en rapport avec l’espérance ; elle se tend vers l’avenir et vers l’invisible. Les termes utilisés par l’auteur sont susceptibles de plusieurs interprétations. Le premier peut signifier substance ( Chrysostome, Augustin, Thomas d’Aquin : la foi donne existence en nous aux biens spirituels espérés), ou bien garantie, titre de possession (Grégoire de Nysse, Calvin, quelques modernes ); largement attesté dans les papyrus, ce second sens paraît ici plus probable. Beaucoup lui préfèrent cependant le sens subjectif de ferme confiance (Erasme, Luther, Zwingle, de nombreux modernes). Pour le second terme, on propose de même un sens subjectif : conviction intime, mais le sens normal est argument, preuve, moyen de savoir. Les pères grecs insistent sur l’évidence que donne la foi, vision de l’invisible.
[4] Car je n’ai pas honte de l’Evangile ; il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif d’abord, puis du Grec. L’apôtre présuppose que l’appel à la foi est universel et que, par la prédication, tout homme peut être amené à croire.
[5] Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Descartes,- Discours de la Méthode, Paris, Vrin, 1992, p.44.
[6] L’intelligence se pense en saisissant l’intelligible, car elle devient elle-même intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible, car le réceptacle de l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence en acte est la possession de l’intelligible. Métaphysique, L, 7, 1072 b 20 - 25.
[7] L’Intelligence suprême se pense donc elle-même , puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa Pensée est la pensée de la Pensée Métaphysique, L, 9.
[8] ...à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance n’est plus exact que la science, tandis que les principes sont plus connaissables que les démonstrations, et que toute science s’accompagne de raisonnement : il en résulte que des principes il n’y aura pas de science. Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui appréhendera les principes. Seconds Analytiques, II, 19.
[9] Timée, 29 e.
[10] PLATON,- Théétète, 189 e - 190 a .
[11] Encyclopédie des Sciences Philosophiques, I, La Science de la logique, Trad. Bernard BOURGEOIS, Vrin, 1970, & 2, p.164.
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